« La science n’est pas une garantie de certitude »

Marc Girard, expert européen en pharmacovigilance, nous offre une ballade espitémologique entre roc et sables mouvants. Entre la certitude scientifique exigée des experts par les magistrats et le doute distillé par les experts en manipulation de l´opinion.

La recherche de la preuve en science et en justice

Dans le cadre de l’université d’été organisée par la Haute École des avocats conseils de la cour d’appel de Versailles (Hedac), la journée du 31 août 2010 était consacrée aux relations entre la science et la droit, sous le titre : La preuve à l’épreuve de la science : qu’apportent la science et la technique à la recherche du juste ?

Dans cette journée co-animée notamment par Marc Girard, sa première communication était consacrée à la preuve. Extrait.


Marc Girard.

« Voici dix ans environ, j’ai commencé d’écrire pour attirer l’attention des juristes sur les risques d’une déférence excessive à l’égard de la science ou de l’expertise intrumentalisées au bénéfice des prédateurs de la santé publique. Alors que ces interventions ont été dénoncées par certains comme inutilement “polémiques”, il est réconfortant de constater que depuis lors, la conscientisation du public s’est spectaculairement accélérée (…).

La certitude

« Pour entrer dans le détail des idées reçues sur la science, à tout seigneur tout honneur : on va commencer par la “certitude”. Eh bien, la première chose que la science n’est pas, justement, c’est une recherche – et encore moins une garantie – de certitude. Je ne cesserai de rappeler que, dans l’histoire de l’humanité, la recherche de certitude est l’apanage de la pensée magique[1]. Par contraste, la science s’est constituée grâce au regroupement de ceux qui, acceptant de ne pas tout comprendre, sont capables d’affronter l’incertitude – et de la tolérer au point d’essayer de la quantifier, via les statistiques par exemple.

Il est donc atterrant d’entendre des magistrats décrédibiliser une évaluation scientifique au motif qu’elle ne correspondrait pas à une exigence de « certitude » qui n’a tout simplement jamais existé et qui se situe aux antipodes de l’esprit scientifique. Plus grave encore : il est dangereusement pervers de faire de cette incertitude une spécificité des sciences de la vie – comme par hasard celles qui interpellent le plus souvent le Droit –, car cela revient à usurper une exigence prétendument scientifique qui n’a jamais existé – celle de la certitude – pour décrédibiliser sans raison les évaluations disponibles et dissimuler sous le prétexte trop facile d’une rigueur implacable une incapacité radicale à imaginer un droit du vivant tant soit peu pertinent. Faut-il rappeler que le principe d’incertitude de Heisenberg contraint une pratique scientifique aussi dure que la mécanique quantique ?

Quant à botter en touche en affectant de donner acte à la science de ses incertitudes pour lui opposer l’exigence censément juridique du lien “direct et certain”, ce n’est plus une usurpation, c’est une falsification rétrospective : apportez-moi toute la jurisprudence que vous voulez, et je me fais fort de vous montrer qu’à chaque fois qu’une décision a été prise en vertu d’un lien “direct et certain”, cette illusion de certitude n’a jamais été qu’une fiction juridique correspondant à un niveau d’incertitude scientifique incompressible et parfois faramineux. N’a-t-on pas vu, récemment, la Cour de cassation confirmer la réparation d’un dommage censément imputable à un médicament, quand l’accident en question n’avait jamais été décrit dans la littérature scientifique avec le médicament en question et que, cerise sur le gâteau, il n’était même pas certain que le plaignant l’ait réellement absorbé ? Ne voit-on pas le fabricant d’un coupe-faim désormais régulièrement condamné, quand la fameuse étude épidémiologique supposée justifier “la certitude” des magistrats a été une mystification initialement financée par le fabricant et qui, comme je l’ai  longuement documenté ailleurs, est passée par tous les stades de l’interprétation à géométrie variable[2] ?

A y regarder de plus près, cette crispation récente des magistrats français sur une acception excessivement littérale de « la certitude » juridique n’est qu’un symptôme local préoccupant d’une intoxication internationale bien plus large et dûment répertoriée, initiée – comme par hasard – une fois encore par les fabricants de tabac avant d’être propagée par l’ensemble des lobbies industriels (notamment ceux de la chimie), à savoir l’industrie du doute. Cette histoire a été magistralement narrée par David Michaels – depuis désigné par le Président Obama comme responsable de l’agence fédérale en charge de la sécurité et des maladies professionnelles – dans un ouvrage paru en 2008[3] et dont le titre ne fait que reprendre l’aveu décomplexé d’un haut responsable des cigarettiers : “notre produit, c’est le doute”. Il s’agit à chaque alerte de santé publique, de manipuler les décideurs politiques, administratifs ou judiciaires : ce, non pas en niant frontalement l’existence d’un risque – ce qui serait bien trop primaire – mais en se prévalant au contraire d’une épistémologie sourcilleuse pour disloquer le poids de l’évidence en reprenant une à une les études qui suggèrent un risque pour montrer à chaque fois qu’elles sont insuffisantes, qu’il est urgent – non de rien faire, ce qui serait là encore trop primaire – mais d’entreprendre d’autres études plus rigoureuses étant bien entendu que, dans l’entre temps, ce serait d’un indécence “scientifique” ridicule de prétendre agir en quelque façon, que ce soit en modifiant les normes en vigueur, en indemnisant les victimes et, encore moins, en sanctionnant les industriels responsables… Les porte-parole de cette industrie du doute peuvent être des “experts” multitâches d’officines grassement rémunérées, généralement ignorés de la communauté scientifique (voire proscrits pour forfaiture antérieure) mais dont la notoriété est crédibilisée par des relais médiatiques puissants ; de façon bien plus perverse, ces porte-parole peuvent être d’authentiques experts, doté d’un background scientifique respectable voire prestigieux, mais qui sont conduits par leurs commanditaires à se prononcer très au-delà de leur domaine de compétence.

Cette stratégie d’insinuation dubitative est d’autant plus efficace qu’elle joue sur le contraste susmentionné entre une conception naïve de la science comme lieu de certitude et la réalité épistémologique indubitable qu’aucune étude scientifique n’est “parfaite”[4] – le poids de l’évidence entraînant le consensus de la communauté se faisant par agrégation progressive, parfois cahoteuse, de données dont aucune ne suffit à elle seule pour emporter la conviction. Comme toujours dans les problématiques interdisciplinaires, les profanes – en l’espèce, les politiques, les administratifs ou les juges – sont d’autant plus ardents à se laisser manipuler qu’ils s’excitent à l’idée d’être plus royalistes que le roi dans le culte de ce qu’ils imaginent être la valeur suprême d’une pratique aussi prestigieuse que la science : la certitude.

Ils sont combien, en France, les magistrats qui, satisfaits d’avoir puni d’un article 700[5] l’impudence épistémologique des victimes d’un médicament, se sont jamais demandé quel était le niveau de “certitude” quand au bénéfice allégué en vertu duquel les demandeurs avaient accepté de s’exposer à un risque iatrogène même “incertain” ? »


[1] Girard M. L’intégrisme causal, avatar de l’inégalité des armes ? Recueil Dalloz 2005; (38/7223):2620-

[2] Girard, M., Les principes de l’evidence-based medicine et leur apport à l’exercice de l’expertise judiciaire. Expertise médicale, 2001. 1(2): p. 29-39.

[3] David Michaels. Doubt is their product – How industry’s assault on science threatens your health. Oxford, OUP, 2008.

[4] Hill, A.B., The environment and disease: association or causation ? Proc R Soc Med, 1965. 58: p. 295-300.

[5] L´article 700 du code de procédure civile permet au juge saisi d´une instance de condamner la partie perdante, au profit de l´autre, à une somme d´argent destinée à couvrir l´ensemble des frais non compris dans les dépens (NDLR).

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