Où est passé le rêve de l’entrepreneur ?


Adrien Couret

« D’après le magazine en ligne L’entreprise.com, 8 000 étudiants ont créé leur entreprise dès leur sortie de l’enseignement supérieur en 2007, sur une masse d’environ 300 000 diplômés(1). Ce petit chiffre étonne, mis en regard de la popularité de l’entrepreneuriat dans le milieu étudiant : ainsi, d’après un sondage réalisé par la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (CCIP) en 2006(2) , la création d’entreprise est perçue comme attractive par 66% des étudiants interrogés : «autonomie, intérêt du travail, créativité et réalisation de ses rêves» mais aussi épanouissement personnel constituent les clés d’une pareille séduction.

Pourquoi un tel décalage entre les aspirations entrepreneuriales de ces jeunes et le passage à l’acte ? Le manque d’expérience et les défauts de financement constituent pour eux un obstacle réel, mais ils n’expliquent pas tout. En effet, sur les campus des universités comme sur ceux des grandes écoles, les formations dédiées à l’entrepreneuriat se multiplient ces dernières années ; de nombreuses « pépinières » ou « incubateurs » voient le jour, sous le patronage bienveillant d’anciens diplômés devenus créateurs de success stories. Les barrières ne sont donc pas nécessairement matérielles ; à notre sens, elles relèvent aussi d’une représentation particulière de l’entrepreneuriat, plus souvent rêvé comme une aventure douce et trop lointaine que comme une alternative sérieuse aux raisonnables carrières offertes par l’entreprise classique.

Formulons alors une hypothèse : dans le monde du travail moderne largement dominé par le salariat comme mode d’emploi, l’entrepreneuriat désignerait pour beaucoup – étudiants comme actifs plus âgés – un fantasme inscrit en creux de l’imaginaire et du vécu de la grande entreprise. Contraintes hiérarchiques, enjeux politiques, sentiment de dilution dans une organisation trop vaste : tous ces défauts imputés à la World Company, le monde de l’entrepreneur en serait exempt. L’entrepreneuriat se définirait avant tout comme un négatif du salariat ; l’entrepreneur comme contre-modèle du cadre ou de l’employé.

Cette opposition, qui semble aujourd’hui relever d’une intuition évidente, est pourtant inscrite dans des conditions historiques particulières : chez Schumpeter(3) , le capitaine d’industrie, figure de proue du capitalisme du XIXème siècle, est ainsi indissociable de l’entrepreneur. Porteur d’innovation, meneur d’hommes exprimant une vision : héros et héraut d’une bourgeoisie conquérante, au cœur de la grande entreprise.

Tout change dans la première moitié du XXème siècle : le tissu économique se resserre autour de quelques oligopoles où s’ébattent des mastodontes bien identifiés. L’innovation, devenue plus complexe, plus coûteuse, au centre d’enjeux de plus en plus cruciaux, ne peut plus être l’affaire d’un seul homme. Voilà l’entrepreneur dessaisi de son rôle ; l’innovation se bureaucratise, confiée à des bureaux d’études, soumise à budget, passée à la moulinette de processus et de normes internes. Schumpeter le constate tout en le déplorant : il n’y a plus de place pour l’entrepreneur dans les grandes entreprises.

Ce divorce, inscrit dans des évolutions économiques lourdes, n’est pas sans conséquence sur le vécu au travail dans la grande entreprise, car le capitaine d’industrie y livrait une vision, suscitant l’enthousiasme derrière lui. Désormais, comme le souligne Ivan Illich à travers son oeuvre(4), les grandes institutions du monde industriel ne sont plus que de vastes mécaniques guidées par des outils (normes, processus, étages hiérarchiques) autour desquels des hommes s’affairent sans que tout cela fasse toujours sens pour eux. Perdu dans la complexité du « comment », le salarié ignore le « pourquoi » de son travail, autrefois délivré par le capitaine d’industrie : l’inflation des métiers centrés sur le contrôle organisationnel (contrôle de gestion, audit interne et externe) et sur la simple optimisation des processus (pour partie le conseil, ainsi que les SSII, sociétés de services en ingénierie informatique) n’en est-elle pas le symptôme ?

Une tentative de réconciliation entre l’entrepreneuriat et la grande entreprise a eu lieu dans les années 1980, par l’évolution des doctrines de management analysée par Luc Boltanski et Eve Chiapello(5): de l’entreprise monolithique et protectrice des années 1960, imprégnée d’un management directif, fonctionnalisé, extrêmement hiérarchisé, l’on est ainsi passé à un mode de gestion des hommes beaucoup plus décentralisé (l’entreprise-réseau), articulé autour du management par des projets transversaux, de l’empowerment des salariés, de l’exaltation de l’initiative individuelle comme vertu cardinale des collaborateurs. Du salarié naguère vissé à une fonction, on a voulu faire un intrapreneur.

Mais cette réconciliation n’a que partiellement réhabilité la grande entreprise par rapport à l’entrepreneuriat, car elle s’est faite en partie au détriment du salarié. En effet, si l’intrapreneur redécouvre les joies de l’autonomie et un certain épanouissement personnel, il devient, en tant que nœud connecté à de multiples maillons de l’entreprise-réseau, l’objet d’un nombre croissant de dispositifs de contrôle : parce qu’il est attaché à différents projets, ses responsabilités comme ses chefs se multiplient ; parce qu’une proactivité « d’entrepreneur » est attendue de lui, il est sans cesse appelé à faire plus que ce qui est demandé par sa fonction ou permis par ses compétences. Pour reprendre l’image bien connue de Michel Foucault(6) , il se trouve au centre d’un système « panoptique », c´est-à-dire sous l’oeil d’une multitude de contrôles potentiels et diffus, et donc dans la nécessité d’agir « comme si » il était perpétuellement contrôlé : le développement du stress et des pathologies du travail peut être compris sous cet angle.

Ainsi, en dépit du développement de formes d’entrepreneuriat dans la grande entreprise salariée, ces deux modes d’organisation du travail restent aujourd’hui encore déconnectés du vécu comme de l’imaginaire : comme le décrit une enquête menée en 2007 par l’APCE (Association pour la Création d’Entreprise), les anciens salariés établis à leur propre compte n’envisagent jamais de faire machine arrière, comme s’ils étaient parvenus à un point de non retour(7). »

Adrien Couret

Après avoir suivi une formation (HEC) dédiée aux modes de management alternatifs (dont l’entrepreneuriat), Adrien travaille comme chargé de projets dans le secteur mutualiste.

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(1) Source Insee.
(2) http://www.ccip.fr/upload/pdf/CP-Rencontres-Entrepreneuriat.pdf
(3) J.A. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, 1942.
(4) Voir notamment I. Illich, La convivialité, 1973.
(5) Voir L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999.
(6) Voir M. Foucault, Surveiller et Punir, 1975.
(7) http://media.apce.com/file/02/8/etude_quali_bonheur.10028.pdf

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