L’ego à l’assaut de la société. Comprendre pour réagir

Les dimensions de l’ego. Séduction, dominance, manipulation : la société à l’épreuve des narcissiques, Bruno Lemaitre, Quanto, 2019, 350 pages

Bruno Lemaitre est un chercheur reconnu en immunologie. Pourquoi s’intéresse-t-il à un domaine qui relève de la psychologie et des sciences sociales ? Il ne se dévoile pas, mais on devine, au vu de son précédent livre (*) et des exemples qu’il utilise, qu’il a dû être confronté à des personnalités narcissiques dans sa communauté scientifique et qu’il en a probablement souffert. Mais c’est sans doute aussi parce que, comme tout un chacun, il constate une montée du narcissisme dans nos sociétés développées et s’en inquiète. Et en bon chercheur, il cherche à comprendre le phénomène.

L’ego, inné ou acquis ?

Disons tout de suite qu’il ne s’intéresse pas aux narcissiques pathologiques, ni aux pervers narcissiques, mais simplement aux « gros egos », dont il met en lumière les traits de  « dominance » et les « stratégies conjugales brèves ». Ces traits sont particulièrement importants pour expliquer la composante génétique, héritable, du narcissisme, caractère dont l’apparition peut également être favorisée  ̶  ou réfrénée  ̶  par l’environnement familial et social.

L’analyse, qui relève de la psychologie évolutionniste, est intéressante et peut se résumer ainsi : la dominance accroit la visibilité et augmente le pouvoir de séduction, assurant le succès de « stratégies conjugales brèves » et la multiplication des descendants. Ayant plus d’enfants que des individus ayant une plus grande stabilité conjugale, leurs traits se répandent dans la société. Si les narcissiques n’ont pas atteint une domination totale, c’est que cette stratégie a un revers. Leur manque d’investissement paternel (il s’agit essentiellement d’hommes), ne joue pas en faveur des enfants. C’est aussi que les sociétés finissent par réagir à trop d’ego.

On pourra objecter à l’auteur que si la multiplication des aventures amoureuses a pu se traduire dans le passé par des ribambelles d’enfants, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut donc trouver d’autres explications au regain d’ego de notre époque. Les hypothèses, répertoriées dans le livre, ne manquent pas : évolution de l’éducation des enfants, instabilité familiale accrue, mise en valeur des people par les médias, renforcement des tendances narcissiques par les réseaux sociaux, par l’offre de consommation d’objets valorisants, baisse de la socialisation…

L’œuf ou la poule ?

C’est un livre riche qui aidera à repérer les personnalités narcissiques aussi bien dans la sphère médiatique que dans notre entourage. Il fournit également une grille de lecture originale sur des questions de société aussi diverses que la progression de l’obésité, le rôle des religions, l’intégration des migrants… Mais la science sur lequel il s’appuie reste fragile et ses conclusions mal assurées. Sont-ce les situations de pouvoir qui développent l’ego, ou les traits de caractère qui lui sont souvent associés qui favorisent l’accès au pouvoir ? Les études réalisées peinent à répondre à cette question ainsi qu’à d’autres soulevées dans le livre, qui s’apparentent au paradoxe de l’œuf et de la poule.

Conscient que les narcissiques sont incapables de percevoir leur problème et donc de changer, l’auteur passe en revue les solutions souvent avancées pour créer un environnement qui ne fasse pas le lit du narcissisme. Il relève en particulier le rôle bénéfique des religions et dénonce comme contre-productif  l’essor d’une culture laïque étroite, hostile aux religions et à la dimension spirituelle. Il plaide au contraire pour une grande diversité dans ce domaine. Mais il conseille aussi de se protéger en citant deux psychologues américains (**) : « Évitez si possible le contact avec les narcissiques (…) Gardez vos sens en alerte : si quelqu’un a l’air charismatique, charmant ou sûr de lui, prenez un peu de temps avant de vous lancer dans une relation avec lui. »

 

* An Essay on Science and Narcissism: How do high-ego personalities drive research in life sciences? First (2016)

** J.M. Twenge et W.K. Campbell. The narcissic epidemic : Living in the age of entitlement (2009)

Sommes-nous tous des femmes savantes ?

Nous sommes tous des femmes savantes, Lionel Naccache, Odile Jacob, 2019, 253 p.

Nous sommes tous des femmes savantesC’est en assistant à une représentation des Femmes savantes que Lionel Naccache, neurologue et chercheur en neurosciences, a eu le déclic. Au-delà de la satire sociale, il a vu se dérouler sous ses yeux la tragédie de dix personnages incapables de trouver un équilibre harmonieux entre sexualité et connaissance, les deux pôles qui régissent leur petit univers et résument leurs aspirations. Et de fil en aiguille, sa réflexion l’a conduit à appliquer sa grille d’analyse à notre monde moderne où l’accès à la connaissance et à la sexualité se sont banalisés : liberté sexuelle et accès illimité à l’information. Liberté dont les salons des XVIIe et XVIIIe siècles ont justement été les pépinières.

Sexualité et connaissance, une parenté cachée

Le rapprochement entre sexualité et connaissance peut paraître saugrenu, mais, comme le rappelle l’auteur, ne dit-on pas dans la Bible d’un homme et d’une femme qu’ils se connurent pour signifier qu’ils eurent une relation sexuelle ? Et en remontant plus loin, le récit biblique de la chute met en scène le rapport tragique d’un homme et d’une femme à la connaissance et à la sexualité. Pour l’auteur, le point commun entre sexualité et connaissance est la pénétration. Pénétration sexuelle d’un côté et pénétration de l’information dans notre intimité mentale de l’autre.

Frontispice de l’édition de 1682

Pénétrés par une information sensible, nous pouvons en être métamorphosés ! Mais la transformation sera plus ou moins grande selon que nous nous ouvrirons à l’altérité ou que nous nous caparaçonnerons dans notre identité ou nos certitudes. « Connaître et aimer exigent de savoir et surtout d’oser se mettre à nu, d’oser tomber la garde de notre carapace subjective. » Le drame moderne est de confondre commerce des corps et sexualité, information et connaissance, de multiplier les pénétrations sans se laisser féconder, d’exclure notre Je du jeu. Ce qu’Annick de Souzenelle affirmait déjà dans La Parole au cœur du corps : « La connaissance véritable est celle qui nait de nos transformations intérieures, et non celle dont on se saisit de l’extérieur. La connaissance véritable implique totalement le connaissant : en un mot elle est amour. »

Se laisser pénétrer, transformer

C’est un livre d’exploration qui se lit avec délectation. Nous croyions connaître les territoires explorés mais nous les découvrons avec un regard neuf. La pièce de Molière d’abord, transfigurée par une analyse « pénétrante ». Puis le monde d’aujourd’hui, aboutissement de plus de trois siècles d’émancipation, mais craquant de toutes parts. L’auteur nous ouvre les yeux et nous invite à nous laisser transformer sans peur de la nouveauté et à réintroduire la subjectivité dans nos vies trop superficielles.

Un maelstrom d’information

Pour prolonger le propos, risquons pour terminer une note plus personnelle. La proximité entre sexualité et connaissance tient aussi à ce que toutes deux sont des processus de transmission d’information, l’information portée par nos gènes dans un cas, celle qui s’élabore dans nos cerveaux dans l’autre. Mais dans aucun des cas l’information n’est transmise à l’identique. Elle fusionne avec d’autres. C’est clair dans le cas de la sexualité où les chromosomes se scindent pour former une nouvelle paire originale destinée à devenir autonome. C’est moins évident mais non moins réel en ce qui concerne notre cerveau qui, comme le rappelle l’auteur, « fictionnalise » en permanence les informations qu’il reçoit, c’est-à-dire les accommode à sa sauce pour leur donner sens. L’information a donc un rôle central. Elle est inscrite en nous. Elle pilote nos existences. Elle est au cœur de l’évolution. Mais qu’est-ce qui évolue ? Elle ou nous ?

Arne Næss, prophète et acteur d’une écologie joyeuse

Pour beaucoup, les écolos sont des rabat-joie qui voudraient empêcher les autres de vivre pleinement. Même les jeunes générations sensibles à la problématique écologique ne veulent plus de leurs discours alarmistes. Le succès du film Demain démontre a contrario leur désir de s’investir dans des solutions concrètes et si possible joyeuses. L’approche d’Arne Næss (1912-2009) devrait les séduire.

En osmose avec la nature

Très proche de la nature et de la montagne qu’il affectionne particulièrement, Arne Næss bâtit une cabane isolée sur un haut plateau minéral entre Oslo et Bergen, où il fera de longs séjours et mènera une vie simple. C’est également un alpiniste chevronné. Il s’identifie à la nature sauvage et adopte une attitude de respect profond qui rend impossible de la mutiler sans avoir l’impression de se mutiler soi-même. Son engagement n’est pas dicté par des considérations politico-économiques ou morales, mais résulte d’une exigence intérieure. Il ne le vit pas comme un sacrifice, mais au contraire comme une joie, la joie de celui qui vit en accord avec sa nature profonde, la joie procurée par un sentiment de complétude.

Le massif du Hallingskarvet où Arne Naess avait bâti sa cabane (Photo : wikipedia)

Fondateur de l’écologie profonde

Arne Næss est l’inventeur du concept d’ « écologie profonde », qui rompt avec une conception anthropocentrique de l’écologie qui considère la nature comme une ressource et se contente de réparer les dégâts, souvent d’ailleurs au seul bénéfice des plus privilégiés. L’écologie profonde, elle, défend la valeur intrinsèque des êtres vivants, indépendamment de leur utilité pour les êtres humains. En 1973,  il publie une plateforme en huit points qui résument sa pensée. Certains seront critiqués ou discutés, ce qui l’amènera à les préciser. En particulier la notion de « besoin vital » de l’homme, sur laquelle il nous invite à nous interroger : de quoi avons-nous vraiment besoin ?

Il est quant à lui convaincu que chacun peut s’inventer une vie plus écologique sans bouleverser complètement son mode de vie et même en améliorant sa qualité de vie. Mais, contrairement à Thoreau, il se refusera toujours à donner des leçons aux autres, d’autant qu’il n’a pas lui-même toujours été jusqu’au bout de ses convictions. Ainsi, il ne sautera pas le pas du végétarisme et ne s’interdira pas de voyager dans le monde entier. Sa femme rapporte qu’il s’était toutefois fixé le cap de ne pas voyager pour voyager.

Son engagement écologique ne se limite pas à une vie sobre (mais pas toujours austère). A partir de 1969,  au terme de sa carrière universitaire, Arne Næss rejoint ou initie plusieurs mouvements écologistes et pratique l’action non violente pour s’opposer, avec succès, à des projets de barrages hydroélectriques.

Mathilde Ramadier a également publié Et il foula la terre avec légèreté, une BD inspirée par la vie et l’œuvre d’Arne Næss, ainsi qu’une présentation de sa pensée à travers dix textes rassemblés dans Une écosophie pour la vie – Introduction à l’écologie profonde, dans la collection Anthropocène (Seuil).

Mathilde Ramadier, Arne Næss. Pour une écologie joyeuse, Actes Sud (Domaine du Possible), 2017, 128 pages, 19 €

La collection « Domaine du Possible » chez Actes Sud a été fondée en 2011 (et est toujours dirigée) par Cyril Dion, coréalisateur du film Demain. Elle rassemble une quarantaine de titres sur des initiatives de la société civile, sur l’éducation, l’alimentation, l’agriculture, l’écologie, l’énergie, etc. Parmi les dernières parutions :

  • Le cercle vertueux, Nicolas Hulot et Vandana Shiva
  • L’économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie, la société, Isabelle Delannoy
  • Le Syndrome de l’autruche. Pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique, Georges Marshall

Un nouvel acteur politique : la Terre elle-même

L’humanité désorientée…

« Où atterrir ? » La question titre est devenue cruciale. Embarqués dans une course folle à la croissance mondialisée, nous découvrons qu’elle n’est pas soutenable et qu’il va falloir revenir sur Terre. Ceux qui en profitent le plus veulent poursuivre le voyage le plus loin et le plus longtemps possible, sans se soucier des dommages collatéraux qui, comme ceux infligés au climat, forcent de nouveaux flux de migrants à se mettre en marche (**). Mais la multitude des autres sent confusément qu’on les mène en bateau. Ils veulent retrouver la terre ferme – leur identité, leur sécurité, leurs certitudes, alors que le sol n’est plus assuré. Il se dérobe, car la crise écologique, dont le volet climatique n’est que le plus criant, va rendre la planète de moins en moins habitable. Elle rend déjà caduque l’espoir d’un accroissement du bien-être pour tous.

…quand la Terre se rebiffe

« Comment s’orienter en politique ? » Le sous-titre du livre rend compte de son objet : penser une nouvelle géographie politique et dresser une ébauche de carte. Une fois exposée l’impasse de la polarisation actuelle entre local et global, l’auteur tente d’expliquer pourquoi l’écologie n’a pas réussi à s’imposer dans le paysage politique. Son erreur, pense-t-il, a été de vouloir se situer sur l’axe qui servait et sert toujours de repère à la confrontation entre droite et gauche. Résultat : le mouvement écologiste, constamment ballotté entre les deux pôles, a fini par être laminé. Alors que, suggère-t-il, il fallait faire émerger un nouveau pôle. Ce nouvel attracteur, qu’il nomme faute de mieux « le Terrestre », consiste à donner toute sa place au nouvel acteur politique qui s’est imposé, la Terre, qui rue dans les brancards d’être ainsi malmenée et éreintée. La Terre, qui n’est plus la scène immuable sur laquelle l’homme pouvait tranquillement développer ses activités. C’est comme si, dit-il, le décor s’était mis à jouer dans la pièce.

Bruno Latour, qui n’est pas toujours facile à lire, a pris ici le parti de s’adresser à un large public. Fort heureusement, car ce qu’il a à dire nous concerne tous. Son style est imagé et les formules font mouche. Exemple : [Le retrait par les Etats-Unis de l’accord de Paris], « une déclaration de guerre qui permet d’occuper tous les autres pays, sinon avec des troupes, du moins avec le CO2 que l’Amérique se garde le droit d’émettre ». Dommage toutefois qu’il ne soit pas parvenu à s’affranchir complètement du jargon ni des références en usage dans son domaine de spécialité… C’est peut-être pour le prochain livre, qu’on ne peut qu’espérer, car après avoir répondu à la question « Où atterrir ? », il faudra bien répondre à celle-ci : « Comment s’organiser après l’atterrissage ? »

Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? La Découverte, octobre 2017, 160 pages, 12 €

(*) « Comment ne pas se tromper sur Trump ? » (Publié par Le Monde sous le titre « Entre globalisés et passéistes, le match reste nul »)

(**) Le nombre d’événements météorologiques extrêmes a augmenté de 46 % dans le monde depuis 2000, selon l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Plus d’un milliard de personnes pourraient migrer, d’ici à la fin du siècle, en raison du réchauffement climatique, selon un état des lieux publié le 31 octobre 2017 par la revue médicale britannique The Lancet.

Bruno Latour invité de Mediapart à Grenoble le 2 décembre 2017

On a retrouvé les GR (sentiers de grande randonnée) sur Géoportail !

Disparition inexpliquée et inexplicable ! Avant septembre 2016, les tracés magenta, familiers des amateurs de randonnée pédestre, figuraient bien sur les fonds de carte au 1/25 000 et au 1/100 000 du portail cartographique de l’IGN.  Et puis, à la faveur d’une modernisation du site, les GR (Grande randonnée), GRP (Grande randonnée de pays), PR (Petite randonnée) et autres itinéraires de randonnée ont été comme rayés de la carte.

Marcheurs, réjouissez-vous, il n’en est rien ! Ils sont bien toujours là. Ils n’ont disparu que du fond de carte proposé par défaut quand on arrive sur Géoportail, la « carte IGN ». Ils figurent bien toujours sur d’autres fonds de cartes – la « carte topographique IGN » et les « cartes IGN classiques » – mais il faut savoir les dénicher !

Marche à suivre

► Rendez vous sur Géoportail, puis cliquez sur “CARTES” (en haut à gauche de l’écran)

► puis “Voir tous les fonds de carte”
► puis sur “Carte topographique IGN” ou “cartes IGN classiques” :

D’autres sites pour les randonneurs

L’IGN propose également un site totalement dédié aux randonneurs, IGNrando’, qui permet de partager ses itinéraires à pied, en vélo, en canoë… Déjà près de 24 000 itinéraires répertoriés.

A découvrir aussi, le site l’Expédition, qui permet comme le précédent de partager des itinéraires, mais avec la possibilité d’associer du contenu multimédia : texte, photos, vidéos… On peut ainsi y déposer le récit de ses voyages et visualiser les étapes sur une carte. Exemple : Dans la verdure de l’Asie du Sud-Est.

La clef de l’efficacité : faire simple !

Disons le tout de suite, la simplicité dont il s’agit ici n’est pas celle qui est pratiquée par les adeptes de la simplicité volontaire, mode de vie consistant à réduire volontairement sa consommation. Et pourtant le titre de l’ouvrage lui va aussi comme un gant ! Non, le sujet traité ici, c’est la simplicité qu’il faut atteindre pour résoudre les problèmes et agir efficacement. Le vrai défi, nous dit l’auteur, ce sont les problèmes complexes – comme éduquer un enfant – car les problèmes compliqués – comme envoyer un homme sur la lune – se réduisent souvent à une suite de problèmes simples.

La prévision des avalanches est un problème complexe. Elle peut être abordée de manière scientifique, analytique, en faisant des tests sur des échantillons de neige, mais la méthode n’est pas opérationnelle pour des skieurs qui doivent avancer. Finalement, c’est Werner Munter, un alpiniste suisse chevronné, bricoleur de génie et esprit indépendant, qui a fini par imposer sa méthode, la méthode de réduction. En travaillant sur une base de données sur les avalanches, il s’est aperçu que l’on pouvait éviter 40% des victimes en renonçant à seulement 1% des randonnées prévues. En réduisant le nombre de paramètres et en se concentrant sur ceux qui étaient les plus pertinents, il a élaboré une petite grille 3×3 d’aide à la décision, facile à remplir et à interpréter (voir à la fin de cet article).
On retrouve cette méthode de réduction dans de nombreux domaines. Elle consiste à se focaliser sur un petit nombre de facteurs ou d’actions pour obtenir le maximum d’efficacité.

La simplicité est la sophistication suprême

L’auteur, Benedikt Weibel, qui a passé 14 ans à la tête des CFF (chemins de fer suisses), a beaucoup d’admiration pour Munter, qu’il connaît bien, mais en voue une tout aussi grande à Steve Jobs, qu’il cite à de nombreuses reprises. Ainsi cette réflexion du cofondateur et ex-patron d’Apple : « Il s’agit d’aller jusqu’au cœur de la complexité. Pour trouver la vraie simplicité, il faut creuser profond ». Steve Jobs disait aussi : « La simplicité est la sophistication suprême », adage qu’il a appliqué dans de nombreux domaines, que ce soit le design des produits, la publicité ou le management de l’entreprise. Lorsqu’il revient chez Apple en 1996 après 11 ans d’absence, il demande à ses managers d’établir une liste de dix actions prioritaires. Mais après mûre réflexion, il se ravise : « Non seulement trois » ! Avec le succès que l’on sait.

On ne peut simplifier que quand on a une connaissance approfondie du domaine, qui ne peut s’acquérir qu’au prix d’une longue expérience (un minimum de 10 000 heures, quel que soit le domaine, selon ceux qui se sont penchés sur la question !). Il faut acquérir le « coup d’oeil », qui fait voir ce que les autres ne voient pas. Comme le maître d’échec qui voit le coup à jouer sans essayer mentalement tous les coups possibles.

La véritable simplification apporte de multiples bénéfices à l’homme d’action, ne serait-ce que parce qu’il est plus facile de communiquer sur des objectifs simples et peu nombreux! Mais elle peut également apporter des bénéfices inattendus en élargissant son horizon. Ainsi des théories scientifiques qui dévoilent une simplicité cachée sous une apparente complexité et ouvrent la porte à de nouvelles découvertes.

On ne peut que recommander ce petit livre efficace, porteur d’un message simple sans être simpliste et remercier l’auteur de nous en avoir simplifié la lecture avec une table des matières détaillée et des résumés en fin de chapitre. Bien que foisonnant d’anecdotes, d’exemples et de pistes de réflexion, il s’en tient à l’essentiel. Sans blabla, sa bête noire, qu’il pourchasse chez ses étudiants.

Simplicité. L’art d’aller à l’essentiel, Benedikt Weibel, Presses polytechniques et universitaire romandes, 2017, 159 pages

 

Grille d’analyse du risque d’avalanches mise au point par Werner Munter

Emmanuel-Juste Duits : débattre avec méthode pour sortir du relativisme

juste-193x300Emmanuel-Juste Duits, Après le relativisme. De Socrate à la burqa, Les éditions du Cerf (2016), 188 p, 19 €.

Commençons par évoquer mes liens avec l’auteur. Notre rencontre date de 2002, une époque à laquelle Google n’était encore qu’une start-up et Facebook n’existait pas. C’est donc probablement à AltaVista que nous devons de nous être trouvés… J’explorais alors le web naissant à la recherche d’idées et d’outils nouveaux pour une démocratie plus participative et Emmanuel-Juste venait de publier L’homme réseau. Il rêvait déjà d’une société ouverte où « la multiplicité des modes de vie, des savoirs et même des croyances opposées » seraient source de richesse plutôt que de haine entre communautés. Il voulait  « ouvrir la possibilité d’une confrontation constructive entre les myriades d’univers sociaux. » Un petit groupe s’est alors formé, avec entre autres Eric Brucker, un militant écologiste qui avait créé un site de  « débats démocratiques déroulants disciplinés ». Ensemble, nous avons créé hyperdebat.net, site expérimental de débat méthodique, aujourd’hui rattaché à l’Apic, association éditrice d’Ouvertures.

Le débat ou l’éclatement

Emmanuel-Juste Duits

Emmanuel-Juste Duits

Le constat fait par l’auteur dans son premier livre est non seulement toujours d’actualité, mais le morcellement de nos sociétés en petits univers qui s’ignorent ou se rejettent ne fait que s’accentuer. Chacun se crée une représentation de la réalité excluant tout consensus sur des actions communes : adeptes des médecines douces contre fidèles de la médecine basée sur les preuves, écologistes contre chantres de la croissance, partisans de l’accueil des migrants contre repli à l’intérieur de nos frontières, etc.

Au lieu de chercher à résorber ces antagonismes, nous nous sommes repliés sur une solution de facilité : puisque nous sommes incapables de nous entendre, tentons de vivre sans heurts en faisant preuve de tolérance. Puisqu’il est impossible de discuter des valeurs, faisons comme si elles se valaient toutes. Mais, nous dit E.J. Duits, ces expédients ne tiendront qu’un temps dans un monde qui craque de toutes parts, où nous aurions grand besoin d’une boussole commune pour ne pas aller à notre perte.

Face à ces dangers, en philosophe, l’auteur voudrait remettre la raison et le débat au cœur de la démocratie, sur le modèle socratique de l’agora. Lutter contre le chaos informationnel, contre la séduction du divertissement, contre l’idée que les valeurs ne se discutent pas. Imaginer des lieux de débat qui permettraient de partager information et expériences, de réduire la complexité inutile, de construire des argumentations. S’occuper enfin de notre avenir !

Une utopie concrète ?

Ce livre a le mérite de nous réveiller. De nous faire prendre du recul sur ce que nous croyons aller de soi parce que nous baignons dedans. Ainsi de la tolérance, qui va de soi tant qu’elle ne remet pas en cause nos valeurs implicites. De nous faire prendre conscience que nous avons pour la plupart renoncé à chercher un sens à notre existence et que nous nous contentons d’un petit bonhomme de chemin. Il nous presse de nous ressaisir, de nous prendre en main, d’aller à la rencontre de l’Autre, de se confronter à lui. Après les utopies concrètes, la grande utopie d’Emmanuel-Juste Duits, c’est un débat généralisé et méthodique, osant s’attaquer aux valeurs, aux questions existentielles et même à Dieu. Utopique ? Sûrement, parce que cela fait des millénaires que nous nous battons au nom de Dieu ou contre lui, sans jamais avoir réussi à lui trouver ne serait-ce qu’un nom commun. Et surtout, l’expérience d’hyperdebat montre que la plupart d’entre nous ne souhaitons pas aller au fond des choses. Nous préférons la satisfaction d’avoir raison à celle d’approcher la vérité. Nous préférons donner notre avis plutôt que recevoir la contradiction. Confort illusoire…

Emmanuel-Juste Duits a donc raison d’enfoncer le clou. Car comme l’espère Marc Augé, « peut-être admettrons-nous un jour qu’il n’y a pas d’autre finalité pour les humains sur Terre que d’apprendre à se connaître et à connaître l’univers qui les entoure – tâche infinie qui les définit comme humanité à laquelle et de laquelle chacun d’entre eux participe. »(*)

(*) Marc Augé, Fin de la crise, crise des fins, M Le Monde, 9/09/2010

>>  Lire aussi : Emmanuel-Juste Duits, Le dialogue sur des questions existentielles est-il encore possible ?

Petit tour d’horizon des revues de spiritualité

Le_Monde_des_religions_76_SLe Monde des religions

Connaître les religions pour comprendre le monde

Rédactrice en chef : Virginie Larousse
Éditeur : Malesherbes Publications (Groupe Le Monde)
Bimestriel, 82 pages, 6,90 €
www.lemondedesreligions.fr

Le plus connu ! Né en 2003, Le Monde des religions présente les religions et les spiritualités de l’humanité « dans une approche résolument laïque, interreligieuse et culturelle », selon Virginie Larousse qui a succédé à Frédéric Lenoir en 2014.


Sources_34Sources

Pour une vie reliée

Directrice et coordinatrice : Évelyne Chevillat
Éditeur : A ciel ouvert
Trimestriel, 88 pages, 9 €
www.sources-vivre-relie.org

Le précurseur ! Sources est paru pour la première fois en 1976, s’est interrompu, a resurgi sous le titre Terre du Ciel, puis est finalement revenu à son titre d’origine en 2006. Une revue de très belle facture, avec beaucoup d’interviews, de textes et de photos. Chaque numéro est centré sur un thème : l’appel, veilleurs et lanceurs d’alerte, etc.


Ultreia_7Ultreïa !

Plus loin, plus haut… sur les chemins de la sagesse

Directeur de la rédaction : Bernard Chevilliat
Rédactrice en chef : Florence Quentin
Éditeur : éditions Hozhoni
Trimestriel, 224 pages, 19,90 €
www.revue-ultreia.com

La revue la plus lourde ! Superbe maquette, abondamment illustrée, Ultreïa s’inscrit dans la veine des nouvelles revues vendues aussi bien en kiosque qu’en librairie. « Buzzword » des pèlerins de Compostelle, son nom devrait rallier ceux qui cheminent avec un ange sur l’épaule. Thèmes affichés : spiritualité, métaphysique, philosophie, ethnologie, symbolisme. Comme Le Monde des religions, Ultreïa complète la présentation des spiritualités par des aspects plus culturels.


Question_de_2_SQUESTION de

Une revue qui explore le sens de la vie

Directeur de la publication et de la rédaction : Marc de Smedt
Éditeur : Albin Michel
Semestriel, 160 pages, 15 €
www.questionde.com

La plus jeune, tout juste un an d’existence. Chaque numéro est un petit bijou à contempler avant de se plonger dans le thème abordé : la méditation pour le N°1, la nature pour le N°2. La variété et la qualité des signatures témoignent de l’épaisseur du carnet d’adresses de Marc de Smedt.  En vente uniquement en librairie.


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Revue chrétienne à la rencontre des spiritualités

Rédactrice en chef : Christine Kristof-Lardet
Éditeur : Forum 104
Annuel, 100 pages, 15 €
revuepresence-leblog.com

La moins fréquente : à peine un numéro par an. Créée en 2013 par le forum 104 (Paris 6e) pour ses 30 ans, Présence rassemble des textes d’auteurs sur le thème du numéro (L’expérience spirituelle, la recherche du sens, et la face spirituelle de l’écologie pour le numéro 3 présenté ici, qui vient de paraître). Maquette de qualité, mais un peu austère.


A côté de ces revues centrées sur la spiritualité, il serait injuste de ne pas évoquer ces quelques autres qui traitent également de spiritualité :

  • Inexploré, Ouvrez votre esprit, trimestriel de l’Inrees (Institut de recherche sur les expériences extraordinaires), qui explore les aspects mystérieux de la conscience, de la vie, de la mort, de l’univers, etc.
  • Reflets, Donnez sens aux évènements. Ce trimestriel inclassable aborde une foule de thèmes, géopollitique, écologie, philosophie, spiritualité, etc.
  • Orbs, l’autre planète, Arts, sciences, humanités et consciences… Plus qu’une revue, un objet d’art à parution annuelle, revendiquant une filiation avec le mythique Planète.
  • Synodies, Être en chemin ensemble, revue annuelle du GRETT (Groupe de recherches et d’études des thérapies transpersonnelles)

Il aurait fallu aussi mentionner Clefs, mais la revue vient tout juste de mettre la clef sous la porte après cinq ans d’une controversée formule grand public qui avait succédé à Nouvelles Clefs.

> L’illustration de une est une peinture de l’artiste coréenne Bang Hai Ja, Souffle de lumière (2002)

Le Pr Montagnier reste sourd aux interpellations de deux biochimistes sur ses expériences sur la mémoire de l’eau

Taq

Taq polymerase, enzyme utilisée dans la PCR pour dupliquer un brin d’ADN

Dans un article publié en 2014, Le Pr. Luc Montagnier a-t-il retrouvé la mémoire de l’eau ?, Ouvertures avait décortiqué son expérience « révolutionnaire » de reconstitution d’ADN à partir d’un signal numérisé. Cet article très consulté, 19 000 visites depuis sa publication, a suscité des commentaires et suggestions intéressantes de la part de deux biochimistes. Nous les avons contactés et élaboré avec eux cette lettre, à laquelle l’intéressé n’a pas répondu. Nous la publions malgré son caractère technique.

Lettre au Pr Luc Montagnier

« Dans le film diffusé en 2014 par France 5, vous indiquiez que l’ADN d’origine (un LTR de HIV) est reproduit à 98% par une PCR sur un échantillon d’eau « informée ». Et dans l’email que vous nous avez adressé le 6/12/2015, vous précisez que « la reproduction des séquences est en général dans les marges d’erreur dues à la technologie employée (clonage de l’amplicon PCR en plasmide) : 1 ou 2 nucléotides sur 499 avec l’amplicon Borrelia ».

On peut effectivement penser que les petites différences entre l’original et la copie sont dues à la méthode d’amplification de la copie (PCR). Mais elles peuvent également avoir d’autres causes :

  • l’imperfection de la photocopieuse elle-même (la transmission électromagnétique), ce qui soit dit en passant, ne remettrait pas en cause votre découverte.
  • la présence d’un ADN contaminant dont la séquence serait très proche de l’ADN copié.

Des biochimistes qui sont intervenus dans les forums de France 5 et d’Ouvertures ont fait des propositions qui nous semblent à même de lever ces incertitudes.

L’un d’eux a fait remarquer qu’en faisant un séquençage direct des produits de PCR (*), les erreurs éventuelles seraient complètement gommées, diluées. Avez-vous réalisé cette analyse ?

Un autre, Freddy B, à qui j’avais donné la parole dans mon article, avait suggéré de « remplacer un seul nucléotide au milieu d’un ADN qui produit des signaux, puis de voir si cette mutation est détectée sur la copie ».

Avez-vous procédé à cette manip assez simple ?

Si l’erreur est bien due à la PCR, la probabilité qu’elle affecte les mêmes nucléotides durant la nouvelle transduction est assez faible et séquencer directement le produit de PCR devrait permettre de retrouver la mutation ponctuelle.

Freddy B se demande également si vous avez utilisé des Taq polymérases haute fidélité, et dans ce cas, comment expliquez-vous que le mécanisme de vérification fonctionne alors qu’il n’y a pas de matrice d’ADN au départ, que de l’eau ?

Dans votre courrier, vous invoquez comme preuve supplémentaire le succès de vos expériences sur des cellules tumorales, mais votre publication Transduction of DNA information through water and electromagnetic waves ne donne aucun détail expérimental. Ces détails ont-ils été publiés ailleurs ? »

(*) Il y a deux manières de séquencer l’ADN produit en très grand nombre par la PCR. Soit on en prélève un seul, qu’on clone ensuite dans un plasmide et qu’on multiplie par une bactérie, et on fait le séquençage sur cet ensemble. Soit on prend tous les ADN issus de la PCR et on les séquence directement. Dans la première méthode, celle choisie par le Pr Montagnier, on s’expose à tomber sur une erreur de la PCR, alors que dans la seconde, les erreurs éventuelles sont diluées.

Glossaire

Amplicon : fragment d’ADN amplifié par PCR
HIV : virus du Sida
LTR (Long terminal repeat) : séquence nucléotidique caractéristique des extrémités des rétrovirus et des rétrotransposons.
PCR (Polymerase chain reaction) : La réaction en chaîne par polymérase permet de dupliquer en grand nombre une séquence d’ADN (amplicon) à partir d’une très faible quantité.
Taq polymérase : enzyme utilisée dans la PCR

Le Pr. Luc Montagnier a-t-il retrouvé la mémoire de l’eau ?

Le Pr. Luc Montagnier explique son expérience de reproduction de l’ADN à distance

Crédit photo : Adenosine (Own work) [CC BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons

Climat : comment pallier les insuffisances de la COP21 ?

Thomas Sterner, à qui le Collège de France a confié la chaire annuelle « Développement durable – Environnement, énergie et société », était invité le 19 février 2016 à Paris par la Chaire d’économie du climat pour présenter ses « Expériences et perspectives de la taxation du carbone dans le monde ».

2015, une bonne année pour le climat ?

Crédit photo : Hervé Thouroude

Thomas Sterner  (Crédit photo : Hervé Thouroude)

Il commence par un bilan de l’année 2015 : une année plutôt bonne a priori pour le climat, grâce à la COP21, mais il juge ses résultats décevants :

  • Signer pour un réchauffement limité à 1,5 au lieu de 2 °C, c’est bien, mais l’objectif est parfaitement impossible à atteindre. L’objectif de 2°C n’était déjà pas très réaliste…
  • Il n’y a eu aucun accord pour fixer un prix du carbone (voir encadré).
  • Les plans de réduction volontaire des émissions ne sont pas assez ambitieux.

Un signe pour lui que la COP21 ne va rien changer, c’est que le cours des actions des sociétés pétrolières n’a pas bougé.

2015 a également été marquée par la poursuite de la chute des prix du pétrole, qui envoie un signal à l’opposé de ce qui serait souhaitable et décourage les investissements nécessaires à la transition énergétique. Dans ce contexte, les taxes carbone – y compris celle, très élevée, de la Suède – sont impuissantes et ne font que limiter les dégâts. Pour illustrer cela, Thomas Sterner utilise une unité inhabituelle mais très parlante. En convertissant les usuels euros par tonne de CO2 en dollars par baril, il rend visible le fait que ni la taxe carbone française avec ses 10 $/baril, ni même la suédoise avec ses 35 $/baril, ne font le poids face à un prix du baril qui a chuté de 70 à 80 $ !

Brent 2007-2016

Mais cette chute a paradoxalement tout de même quelques vertus. Elle décourage les investissements pour tirer du sol les ressources fossiles les plus coûteuses à exploiter (sables bitumineux, forages arctiques…).

Les deux manières de donner un prix au carbone

Donner un prix au carbone est destiné à intégrer (internaliser) dans les prix de marché les coûts cachés (externalités) des dommages causés par les émissions de gaz à effet de serre, afin d’orienter les décisions des agents économiques vers des solutions à bas contenu en carbone.

Il existe deux principaux types de mécanisme pour fixer ou faire émerger un prix du carbone :

  • les taxes carbone
  • la fixation de quotas d’émission conjuguée à l’organisation de systèmes d’échange (bourses du carbone)

Dans le premier cas, l’Etat crée une taxe d’un montant proportionnel au contenu en carbone des produits. L’augmentation des prix (signal-prix) pousse les consommateurs et les producteurs à réduire leur utilisation d’énergies fossiles. Mais il est difficile de prévoir son impact en termes de réduction des émissions.

Dans le second cas, l’Etat fixe un objectif de réduction des émissions et attribue des quotas aux principaux émetteurs, mais il ne maîtrise pas l’évolution des prix qui fluctuent au gré du marché du carbone.

Les grands économistes américains (William Nordhaus par exemple) commencent à montrer un intérêt pour la taxe carbone alors qu’ils ne juraient jusque là que par les marchés de quotas. Mais si un nouveau consensus est en train de se faire, on est encore loin d’un accord sur ce qui serait le plus juste.

La difficile équation de la répartition des efforts pour le climat

Les pays n’ont pas tous la même conception de la justice… Sur quelle base partager les efforts entre pays ? Quel prix fixer dans chaque pays pour quel objectif d’émissions ? Les pays pauvres veulent une répartition par tête, chaque habitant de la planète ayant les mêmes droits à émettre. Les pays riches ne veulent pas en entendre parler car cela entraînerait une baisse drastique de leur niveau de vie. Ils sont attachés au principe de “grandfathering” (clause de grand-père), selon lequel chacun pourrait continuer à émettre du CO2 à proportion des quantités qu’il émettait jusque là.

Qu’est-ce que le « grandfathering » ?

Cette expression trouve son origine dans le combat autour du droit de vote accordé aux Noirs américains en 1866. Le principe en avait été adopté, mais les Blancs du sud ont tenté de le limiter en mettant des conditions. Les Noirs analphabètes en resteraient exclus. Mais cela un posait un problème, car il y avait aussi des Blancs analphabètes et il n’était pas question de leur retirer le droit de vote ! Ils ont alors introduit une clause donnant le droit de vote aux analphabètes à condition que leur grand père (grandfather) eût déjà le droit de vote. C’est cette référence au passé qui a donné naissance au concept de grandfathering.

Pour faire comprendre les enjeux, Thomas Sterner prend un exemple chiffré : supposons le monde réduit aux USA et à l’Inde et que l’on souhaite diviser les émissions par 2. Voici ce que donnerait le partage selon chacune des deux règles :

Sterner simulation 1

Avec la règle du grandfathering – tout le monde divise ses émissions par 2 – les émissions des Américains sont ramenées à 8,3 tonnes/habitant et celle des Indiens à 0,8. Bel effort pour les Américains, mais bien insuffisant, car il ferait replonger les Indiens dans la misère.

Si on applique le principe d’égalité (répartition par tête) en faisant converger les deux pays au même ratio de 2,4 tonnes par habitant, cela permettrait aux Indiens d’augmenter leurs émissions totales de 41%, mais en contrepartie, il faudrait que les Américains divisent les leurs par 7 (au lieu de 2 pour le grandfathering) !

Même si une répartition par tête lui semble plus juste, Thomas Sterner est persuadé qu’on n’y arrivera jamais, car les pays riches s’y opposeront. Il croit plus à une solution intermédiaire : chaque pays fait ce qu’il veut, mais doit appliquer un prix du carbone minimun.

La croissance démographique rend encore plus délicat le partage des efforts de réduction des émissions

Dans sa simulation, Thomas Sterner a supposé que les populations ne bougent pas… Dans la réalité, on peut supposer qu’en 2050 les Américains et surtout les Indiens seront plus nombreux.

Ouvertures a refait l’exercice en faisant croître la population. Dans ce cas, le principe d’égalité qui paraissait généreux pour les Indiens en leur permettant une certaine croissance ne leur permet même plus de dépasser leur ratio actuel d’émission par habitant (1,7 t/h), et ceci à condition que les Américains divisent le leur par 10 et non plus par 7 (de16,6 à 1,7 t/h) !

Sterner simulation population 2050_b