La nouvelle place du citoyen

Aujourd’hui, au 21e siècle, l’usage même du terme « public » est banni au profit du terme politique de « citoyens » qui renvoie à des membres de la société civile, pourvus de motivations, d’opinions, de savoirs ou compétences divers, enfin et surtout de droits.


Bernadette Bensaude-Vincent.
Photo: rencontres-et-debat-autrement.

Mutation

Depuis une ou deux décennies, la communication scientifique semble en pleine mutation. Des mots d’ordre tels que « science citoyenne » et « public engagement in science » appellent à remplacer la réception passive par le public d’un savoir élaboré et validé en milieu clos, par une participation active des citoyens. Quels rôles ceux-ci sont-ils maintenant appelés à jouer ? Ont-ils effectivement les moyens de collaborer à l’entreprise du savoir ?

De l’amateur éclairé au public passif

Pour prendre la mesure du changement en cours, il faut tout d’abord se rappeler que dans le régime de savoir qui a prévalu au dernier siècle, le public était défini négativement par un défaut de science. Alors que le siècle des Lumières avait consacré la figure de l’amateur éclairé, qui participe à la sociabilité scientifique, les « profanes » constituaient au 20e siècle une masse passive et indifférenciée de consommateurs de science vulgarisée ou de produits techniques. Considérée comme une activité neutre, transcendant les intérêts particuliers, indifférente aux valeurs sociales ou morales, la science devait rester en dehors de la sphère publique. Et au nom du sacro-saint « on n’arrête pas le progrès », le public se voyait contraint d’accepter sans discuter les orientations de la recherche publique comme les innovations techniques.

Le public devient citoyen

Aujourd’hui, au 21e siècle, l’usage même du terme « public » est banni au profit de  « citoyens », qui renvoie à des membres de la société civile, pourvus de motivations, d’opinions, de savoirs ou compétences divers, et enfin et surtout de droits. L’évolution du registre lexical traduit un net déplacement de la question vers le politique. Les formes traditionnelles de médiation « au nom de la science » sont relayées par de nouvelles pratiques « au nom de la démocratie ». La communication à sens unique, soit de la source pure du savoir vers un public réceptif qui doit s’imprégner des questions que se posent les scientifiques et des solutions qu’ils inventent, cède la place à des formules d’interaction. Les questions, angoisses et intérêts des citoyens doivent être pris en compte et interpeller les experts.

La science n’est plus la vérité

Parallèlement, le statut amoral et apolitique du savoir scientifique est remis en question. Non seulement les experts sont souvent soupçonnés de partialité, mais la distinction bien tranchée entre faits et valeurs est reconsidérée. Il est aujourd’hui reconnu et pleinement assumé que la production scientifique ne privilégie pas que des valeurs épistémiques comme la vérité, l’objectivité, la simplicité, mais aussi des valeurs sociales, économiques et culturelles. L’image de la science comme celle du public sont donc profondément transformées.

Nouvelles manières de discuter de la science

De nouvelles pratiques sociales de communication tendent à supplanter – sinon évincer – les formules classiques de la vulgarisation scientifique. Un large spectre d’approches visant à impliquer le public ont été expérimentées, puis implantées depuis une trentaine d’années. Les conférences de consensus, d’abord développées au Danemark dans les années 1980, tout comme les jurys citoyens, plus fréquents en Angleterre, témoignent d’une volonté de donner la parole aux citoyens, ou du moins à un panel de citoyens jugé représentatif de la population afin que leur avis, éclairé par une formation volontaire et accélérée, pèse sur les décisions politiques. Les forums de discussion et les cafés des sciences invitent au partage du savoir et réactivent le mode de sociabilité du siècle des Lumières, qui fut le berceau de l’opinion publique. La presse scientifique elle-même redevient un espace de critique qui pourrait susciter un genre nouveau : une critique de science analogue à la critique littéraire ou musicale. Ainsi, avec la coutume des « votations » sur des choix scientifiques ou techniques en Confédération helvétique s’exprime le souci d’introduire la démocratie directe dans un territoire jusqu’ici placé hors du débat public.

Coopérer à la construction du savoir

Dans le cas des jurys citoyens, votations, auditions publiques, etc., les citoyens sont  investis d’un rôle d’évaluateur : on leur demande de se former une opinion sur des programmes de recherche ou des innovations scientifiques et technologiques, et de l’exprimer. Ils sont appelés à participer aux décisions de politique scientifique, oui,  mais la production et l’évaluation du savoir scientifique restent toujours le monopole de chercheurs professionnels. Les focus groups et les forums hybrides vont un cran plus loin, en invitant experts et non-experts – individus ou groupes concernés – à co-construire le savoir sur des questions précises. Quand les citoyens sont invités à coopérer à la construction du savoir, c’est le modèle de l’amateur éclairé qui se trouve réactivé avec une dimension politique en plus. Par exemple, le mouvement des logiciels libres, qui contribue à l’avancement du savoir, mobilise non seulement des citoyens volontaires capables de maîtriser la science de l’information, mais aussi des militants politiques. C’est ainsi que les ONG, les associations de patients, de consommateurs ou d’usagers peuvent devenir des acteurs de la recherche, certains disposant même de laboratoires propres.

Influencer les politiques scientifiques

Quand ils sont invités à participer en amont, et non plus en aval, de la recherche et développement (R&D), soit au moment même de la mise en marché, les citoyens peuvent espérer influencer les décisions de politique scientifique et être à l’origine de règlementations. Tel est le cas des recherches en nanotechnologies qui se développent depuis 2000 dans un climat de débat public mobilisant toutes les parties prenantes – chercheurs, industriels, pouvoirs publics, associations et « simples citoyens ». Ainsi est-on passé du public défini négativement comme « l’ensemble de ceux qui ne savent pas » au concept de « parties prenantes » de l’entreprise de R&D. Mais est-ce vraiment un indice d’une participation effective des citoyens et d’une montée en puissance de la société civile ?

L´auteure

Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Bernadette Bensaude-Vincent est philosophe et historienne des sciences et des techniques. Elle s’intéresse, entre autres, aux relations entre sciences et public, à l’histoire et à la philosophie de la chimie et à l’éthique des nanotechnologies. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages dont La science contre l´opinion : histoire d´un divorce (2003), Faut-il avoir peur de la chimie (2005), Les vertiges de la technoscience (2009), Fabriquer la vie (2011).
Mme Bensaude-Vincent est présidente de l´association Vivagora.

 > Article paru une première fois en septembre 2011 sur le site de l’Association francophone pour le savoir. L’Acfas est un organisme à but non lucratif contribuant à l’avancement des sciences au Québec et dans la Francophonie canadienne. Sa mission : promouvoir le développement de la recherche et de la culture scientifique, en contribuant à la diffusion et à la valorisation des connaissances et des méthodes scientifiques, en vue d´améliorer la qualité de la vie en société. Elle vise également les objectifs spécifiques suivants :
– Promouvoir et soutenir la relève scientifique;
– Défendre la pertinence de la recherche et de l´activité scientifique au sein de la société;
– Soutenir le dialogue science et société.

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1 commentaire pour cet article

  1.  

    La science est avant tout une démarche objective et rationnelle visant à modéliser l´environnement. Quand cette démarche est asservie à une idéologie consumériste etou nationale et/ou culturelle, l´on ne peut véritablement parler de science, mais d´exploitation, en l´occurence, du savoir et des connaissances, et donc des êtres humains qui vouent au savoir et à la connaissance, un culte social et historique multi-millénaire. 

    Le savoir s´arroge l´autorité, mais tout savoir implique ignorance, car savoir est accumuler, et dépend donc du temps, et est donc limité par le temps. Le défi des citoyens aujourd´hui n´est pas de se concilier ou se réconcilier avec la science, qui est dans une société consumériste réduite à la technologie et à ses applications, mais bien de s´affranchir des dogmes religieux, politiques, culturels et idéologiques de toutes sortes qui créent les divisions notamment nationales et communautaires sur la planète.

     L´homme est capable d´aller sur la lune ou sur mars mais en est toujours à se comporter de manière tribale en continuant à promouvoir dans tous ses domaines d´activités l´idéologie nationale ou communautaire qui est une véritable maladie psychosociale aux effets dévastateurs que l´on connaît bien: la guerre, l´insécurité, la misère et la destruction de l ´environnement tant à l´échelle locale que globale.

    Le véritable citoyen est un “citoyen du monde” terme ô combien galvaudé et politisé. C´est simplement, un être humain, et il est donc un danger pour toute idéologie communautaire ou nationaliste quelle qu´elle soit. Et le vrai scientifique n´est pas le scientifique qui travaille pour le compte d´une société et donc d´un gouvernement, ou pour le compte d´une entreprise et de marchés économiques et financiers quels qu´ils soient, car ceux-là ne sont que les pions d´un système et de l´histoire, pas de véritables esprits libres et innocents. 

    Seuls des esprits libres et innocents peuvent faire des découvertes qui révolutionnent et bouleversent notre conception des choses, et en profondeur. C´est pourquoi la science de ce nouveau millénaire sera la science des profondeurs, et pas celle de la gadgétisation du vivant et de la vie, comme l´on cherche constamment à nous faire croire