Affaire Kokopelli

Les variétés anciennes de semences sèment la discorde

association Kokopelli est actuellement attaquée par les Graines Baumaux pour concurrence déloyale. Kokopelli commercialise en effet des graines de variétés anciennes, non inscrites au catalogue officiel. Dernièrement, la Cour de justice européenne a rendu un arrêt qui pourrait amener Kokopelli à perdre son procès en appel au tribunal de Nancy. Enjeux et analyse.


L´association Kokopelli se fait connaître par les nombreux salons auxquels elle participe. Ici à Saintes, aux Chantiers du futur. Photo : Pryska Ducoeurjoly.

Acheter et cultiver des semences anciennes : tout le monde peut le faire. Apparemment, pour le grand public, le soleil brille sur le potager. En revanche, pour les agriculteurs et les petits semenciers spécialisés dans les graines dites de « conservation » (les variétés anciennes, comme l´authentique tomate cœur de bœuf), rien ne va plus, et ce depuis plusieurs décennies, dans le monde très réglementé de la semence.

En l´état actuel de la législation française et européenne, vendre des semences de variétés anciennes, toujours « libres de droit », est devenu mission impossible. A moins que l´on ne s´adresse exclusivement au « jardinier amateur » (ce qu´a simplement « oublié » de préciser sur ses sachets l´association  Kokopelli, actuellement en litige avec les Graines Baumaux).

Quant à resemer et vendre le fruit de sa récolte : ce n´est possible que pour les semences appartenant au domaine public mais on n´en trouve presque plus dans le catalogue officiel. Or seul ce catalogue européen permet la commercialisation de semences.

Redevance « volontaire » obligatoire

Presque impossible donc, aujourd´hui, d´échanger et d´user librement de ses graines, comme les anciens avaient coutume de faire il n´y a encore pas si longtemps. On doit se contenter de variétés protégée par un certificat d´obtention végétale (COV), que les agriculteurs n´ont pas le droit de ressemer. Une vingtaine d´espèces dérogatoires peut néanmoins être resemée, mais seulement si l´agriculteur s´acquitte d´une redevance « volontaire obligatoire ». « Volontaire », parce qu´aucun moyen ne permet actuellement de repérer les nombreux récalcitrants ! Mieux les identifier, c´est l´un des objectifs sous-jacents de la dernière loi relative au COV, fort contestée, dont on attend les décrets d´application.

Outre l´enjeu commercial, les déboires judiciaires de Kokopelli soulèvent des questions de fond, relatives à la liberté du commerce des semences, à l´autonomie des paysans et au maintien de la biodiversité. Attaqué par l´État et les grands semenciers qui semblent bénéficier de textes législatifs et de conditions de certification sur mesure de leurs semences, Kokopelli se retrouve sur la sellette. En sera-t-il de même pour Biau Germe, Germinance, et autres petits semenciers engagés dans le commerce des graines de variétés anciennes, soutenus par le Réseau Semences Paysannes?

Deux procès en parallèle

Les problèmes de Kokopelli remontent à 2003. Objet de nombreux procès-verbaux de la part de la répression des fraudes, Kokopelli a été attaqué une première fois en 2004 par l´État français. En partie civile : la FNPSP (Fédération nationale des professionnels de semences potagères et florales) et le Groupement national des semences et plants (le Gnis).

Le Gnis défend les intérêts de la filière (voir notre article : Le Gnis, une interprofession qui fait sa loi ?), un groupement auquel Kokopelli est obligé de cotiser du fait de son activité de vente de semences (1). Mais entre le Gnis et Kokopelli, c´est loin d´être le grand amour… Le premier représente les plus grosses entreprises semencières, intéressées par un retour sur investissement de leurs graines hybrides F1 entre autres, le second participe au maintien d´espèces naturelles, rares ou libres de droit, qui se reproduisent sans problème, sur des générations.

En 2004, l´État reprochait à Kokopelli d’avoir commercialisé des semences de variétés non inscrites au catalogue officiel, en violation des dispositions du décret du 18 mai 1981 notamment. La première partie judiciaire a été favorable à l´association. Les motifs de la décision rendue en mars 2006 faisaient en effet le constat de l’incompatibilité de la réglementation française avec les objectifs poursuivis par une directive communautaire de 1998, jamais transposée en France, censée assouplir la loi pour les variétés dites de conservation (les variétés commercialisées par Kokopelli).

C´était sans compter sur l´appel interjeté par l´État. Kokopelli a finalement été condamné à payer quelque 20 000 euros, un jugement confirmé par la cour de cassation début 2008.

Parallèlement à ce procès perdu, Kokopelli essuie depuis 2005 les foudres des Graines Baumaux, pour concurrence déloyale. Le procès, favorable en première instance à Baumaux (janvier 2008), est actuellement en appel au tribunal de Nancy. Ce dernier a fini par solliciter la Cour de justice européenne pour savoir si la réglementation européenne relative au commerce des semences, sur laquelle s´appuient les juges français, était bien compatible avec les principes fondamentaux qui régissent le droit européen, comme la préservation de la biodiversité, le libre échange ou la liberté d´entreprise.

La Cour de justice européenne à la rescousse

« Les semences de la plupart des espèces de plantes agricoles ne peuvent être commercialisées que si la variété en question est officiellement admise. Cette admission suppose que la variété soit distincte, stable ou suffisamment homogène. (…) il faut que soit en outre établie la capacité de rendement – une « valeur culturale ou d’utilisation satisfaisante » – de la variété. Or, pour bon nombre de « variétés anciennes », ces preuves ne peuvent pas être apportées. La question se pose dès lors de savoir si cette restriction aux échanges de semences est justifiée », écrit l´avocate générale de la cour européenne en préambule de ses conclusions.

En janvier 2012, l´avocate générale apporte une réponse qui donne entièrement raison à Kokopelli : « L’interdiction prévue à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2002/55/CE du Conseil, du 13 juin 2002, concernant la commercialisation des semences de légumes, de commercialiser des semences d’une variété dont il n’est pas établi qu’elle est distincte, stable et suffisamment homogène (…), est invalide en ce qu’elle viole le principe de proportionnalité, la liberté d’entreprise (…), la libre circulation des marchandises (…) ainsi que le principe d’égalité de traitement (…) ».

Biodiversité versus productivité ?

Malheureusement pour Kokopelli, ces conclusions ont été réduites à néant par l´arrêt rendu le 12 juillet 2012 par la Cour européenne de justice. Celle-ci estime au contraire que la réglementation européenne apporte un cadre approprié au commerce des semences. Un présage de mauvais augure pour Kokopelli dans son procès en appel à Nancy.

L´association a donc vivement réagi en estimant « la biodiversité sacrifiée sur l´autel de la productivité » (son communiqué). Elle dénonce « le totalitarisme de ce corpus juridique, mis au service des intérêts corporatistes des semenciers professionnels et de leurs desseins d’appropriation privée de tout le vivant cultivé ».

Derrière elle, le Réseau Semences Paysannes et les Croqueurs de carottes appellent les vendeurs de graines anciennes à continuer malgré tout leurs activités, revendiquant haut et fort leur droit inscrit dans les directives européennes de commercialiser des semences de variété non inscrites « en vue d´une exploitation non commerciale » comme le jardinage pour l´autoconsommation ou la conservation de la biodiversité. Partant du principe qu´un droit ne s´use que lorsqu´on ne s´en sert pas, ils s´engagent à « continuer à  faire vivre et diffuser la biodiversité cultivée dans les fermes et les jardins ».

Contorsions des magistrats et des politiques

Ce que montrent ces deux procès, c´est la difficulté à juger ce type d´affaire, avec des positions diamétralement opposées chez les magistrats. Sans parler des contorsions des hommes politiques : l´association Kokopelli, en préservant des variétés anciennes, « remplit une mission de service public et (…) sa condamnation pose un problème », dixit Nathalie Kosciusko-Morizet, en février 2008, à l´issue de la perte en cassation par Kokopelli de son premier procès – à l’initiative de l´État, il faut le rappeler !

« Nous travaillons à une éventuelle évolution législative pour sortir de cette situation absurde », avait déclaré la secrétaire d´état à l´écologie. Une éventualité qui n´a été concrétisée en France que par l´ouverture d´un nouveau « catalogue de conservation », « tout aussi inapproprié que le catalogue commun », selon les vendeurs de graines anciennes.

Par ailleurs, Bruxelles travaille actuellement sur une nouvelle réglementation des semences, qui ont déjà fait l´objet de multiples directives sans jamais résoudre pour autant la situation d´illégalité des vendeurs de graines d´antan. Cette nouvelle réglementation pourrait donner un meilleur cadre aux variétés ancestrales, mais aussi aux… OGM et aux plantes brevetées.

1. L´achat d”une « carte GNIS » est obligatoire pour tout vendeur de semences (y compris les agriculteurs ne commercialisant que quelques plants de légumes) qui devient ainsi, même contre son gré, membre du GNIS. A noter que les vendeurs Biaugerme et Croqueurs de Carottes (qui ont la même activité que Kokopelli) refusent le tarif actuel inadapté pour des petites entreprises.

> Voir aussi :Le Gnis, une interprofession qui fait sa loi ?”

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