La vulgarisation en mathématiques soumise aussi aux lois du marché

La remise de la médaille Fields 2010 à deux français, Ngo Bao Chau et Cédric Villani, a mis en lumière l´excellence de l´école française de mathématiques qui a décroché 11 médailles sur les 52 attribuées depuis 1936. Mais il y a fort à parier que ce ne sont pas les livres de vulgarisation qui ont fait flasher ces jeunes français pour une discipline quasiment absente de l´étal des libraires.

vulgarisation math
« Au fond, nous aimons tous les maths »
Photo Network Osaka

Le monde de l’édition est compartimenté. Si les grands éditeurs (comme le Seuil ou Gallimard par exemple) publient à la fois de la littérature, des essais et des ouvrages de vulgarisation, les us et coutumes varient énormément, même à l’intérieur d’une même entreprise, en fonction du type d’ouvrage.

Trouver son éditeur

Un auteur peu ou pas connu qui souhaite publier un roman devra par exemple envoyer un manuscrit complet de l’ouvrage ; mais s’il s’attaque à un livre de vulgarisation, la procédure est toute différente : on signe généralement sur un projet, même si certains éditeurs exigent en plus de lire un chapitre ou deux entièrement rédigés : dans tous les cas, le projet est acquis avant d’être terminé.

Trouver son public

Il faut dire que tout semble a priori éloigner les deux mondes de la littérature et de la vulgarisation. Le public bien sûr est différent (et surtout, bien plus restreint pour le second monde), et par voie de conséquence immédiate le nombre d’exemplaires prévus… Ce qui est une belle réussite pour un ouvrage de vulgarisation français (quelques milliers d’exemplaires) est un bide pour un nouveau roman, et une catastrophe pour un essayiste médiatique. Les vulgarisateurs ont ri jaune à l’annonce de « l’humiliation » subie par Bernard Henry Lévy, que bien des gens n’apprécient guère, lorsqu’il a dû se contenter d’une « maigre » vente de moins de 100 000 exemplaires pour l’un de ses livres. Le vulgarisateur fait un travail délicat, mais n’ajoute pas – s’il est francophone – beaucoup de beurre dans ses épinards avec cet art.

Alors que les romans se vendent principalement sur un nom d’auteur, la vulgarisation se vend en général sur un thème ou un titre. On achète « le dernier Houellebecq » si on l’achète, plus rarement « le dernier Delahaye », qui a pourtant aussi ses inconditionnels. Le vulgarisateur n’a jamais fait suffisamment la preuve de son talent pour être sûr de bien vendre son prochain ouvrage : tout est dans le contenu. Malgré tout, certaines caractéristiques du temps touchent simultanément à la fois les romanciers et les vulgarisateurs : la mondialisation, l’abondance (qui peut nuire), et une durée de vie toujours plus courte des ouvrages.

L’effet de la « mondialisation » se perçoit surtout vis-à-vis du monde anglophone (Etats-Unis et Grande-Bretagne essentiellement). Les auteurs, en particulier ceux d’ouvrages à contenu scientifique, sont en compétition avec leurs homologues anglophones. Avec ce désavantage majeur que, si le Français ne peut rêver que de quelques milliers d’exemplaires vendus, les Anglo-saxons dépassent largement ces comptes, du fait conjugué d’un plus large lectorat potentiel et d’un réservoir universitaire qui lit bien plus qu’en Europe. Par un effet assez facile à comprendre, les auteurs anglo-saxons dépensent probablement bien plus de temps et d’énergie à peaufiner des livres (qui peuvent les rendre assez célèbres et notablement plus riches) que les Français. La traduction de l’anglais au français est très courante, l’inverse étant au contraire très rare.

63 000 livres publiés par an

On dit qu’il n’y a plus de lecteurs, mais il semble bien que la cause majeure de la baisse des ventes par livre tient plus à la multiplication des titres. Pas moins de 63 000 livres chaque année en français, dont une petite partie seulement certes traitant de science, ne peuvent que semer la confusion. A moins d’avoir une idée précise de ce qu’on cherche, on ne peut que s’en remettre au bouche à oreille ou aux avis des critiques pour savoir quoi lire. La culture scientifique n’est pas épargnée par ce phénomène, et des ouvrages de qualité font des flops parce qu’ils n’ont pas pu créer le « buzz ». La couverture doit être léchée, les journalistes intéressés, et un ou deux passages radio sont quasiment devenus incontournables si l’on veut toucher un autre public qu’une clique d’universitaires qui tient dans un mouchoir de poche.

Dernier point qui, bien sûr, dépend en grande partie du précédent : les livres ont une durée de vie réduite à quelques mois. Seuls quelques best-sellers sont encore sur les rayons au bout de 6 mois, et si on peut encore les trouver sur Internet, de grandes maisons d’édition prennent le parti de détruire les invendus au bout de quelques années. Le pilon est la destination tragique de tout ce qui n’a pas réussi à s’imposer rapidement.

Des maths, que reste-t-il ?

Le vulgarisateur (comme tous les auteurs) est alors dans l’obligation de produire un livre « sexy », qui se lit vite puisqu’un lecteur ne recommande un livre qu’après l’avoir lu la plupart du temps. La couverture doit être attirante, tout doit être lisible sans « prise de tête ». Chez tel éditeur généraliste, on recommande aux auteurs qui veulent faire de la vulgarisation mathématique, et avec une insistance quasiment comminatoire, d’éviter à tout prix les formules, de disserter au maximum sur la vie des mathématiciens et les aspects ludiques, bref de faire « fun » et abordable.

Pour les sciences humaines, le problème n’est pas insoluble : les expériences de psychologie sociale, les résultats de sociologie peuvent souvent s’énoncer sur un ton agréable sans trahison. La chose est bien plus délicate lorsqu’on aborde les sciences dures ou, encore pire peut-être, les mathématiques. Un premier effet des conditions imposées par le monde marchand est la sélection des thèmes. S’il est encore possible d’envisager un ouvrage sur les nombres premiers (qui ont des applications concrètes et fascinent) ou les paradoxes mathématiques, qui osera écrire un vrai livre grand public sur la géométrie algébrique ou la logique pseudo-consistante ? Ceux qui ont le courage ou la folie de se lancer de tels défis n’ont pas beaucoup d’options : soit ils font un ouvrage savant qui ne sera lu que par les experts, soit ils tentent, du mieux qu’ils peuvent, d’adapter le thème pour le rendre accessible et relaxant. Cette dernière solution (la seule qui aille dans le sens d’une vraie culture scientifique et technique populaire) passe souvent par une approche du thème en total décalage avec la réalité mathématique. Au mieux, lorsqu’ils sont vraiment réussis, ces livres arrivent à donner une idée de ce que pense et voit un mathématicien lorsqu’il travaille dans le domaine, mais laisse totalement de côté la véritable substance mathématique.

Toutes ces raisons mises bout à bout expliquent certainement pourquoi, en ouvrant un livre de vulgarisation mathématique, alors même qu’on s’attendrait à un livre de mathématiques mais accessible, on se retrouve souvent devant un livre sur les mathématiques.

Les enjeux de la culture scientifique et technique

Cet article a d´abord été publié par Sciences et Démocratie, dans le cadre de son dossier sur la culture scientifique et technique qui explore des pistes pour tenter de conjurer ce constat lucide de l´ethnologue Marc Augé :

« Alors que la science progresse à une vitesse exponentielle, tant du point de vue fondamental que du point de vue de ses retombées pratiques, l´écart se creuse plus vite encore que celui des revenus entre ceux qui sont des acteurs de la science, ou à tout le moins des acteurs éclairés, et la masse de tous ceux qui  n´ont aucune idée de ses enjeux » (Fin de la crise, crise des fins, supplément M du Monde du 9/09/2010, p 46-47).

Quelques sujets abordés :
– Vulgarisation, communication, médiation, animation, de quoi parle-t-on ?
– Quel est le niveau de culture scientifique et technique des français ? Comment le mesurer ?
– Pourquoi une telle désaffection pour les études scientifiques ?

* Nicolas Gauvrit est maître de conférence en mathématiques à l´Université d´Artois. Egalement docteur en sciences cognitives, il poursuit des recherches à l´interface entre mathématiques et psychologie. Outre quelques ouvrages universitaires, il a publié des livres de vulgarisation, ainsi que des ouvrages rationalistes. Il est membre du comité de rédaction de la revue Sciences et Pseudo-Sciences. Il a publié : Statistiques, Méfiez-vous ! Ellipses, 2007 et Quand les nombres font perdre la boule. Numérologie et folie des grandeurs. Book-e-Book, 2009.

Au fond, nous aimons tous les maths.

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