Le franc CFA toujours contrôlé par Paris

Au sortir de la colonisation, les pays africains et la France signèrent une convention réglant leurs relations monétaires. Certaines voix s’élèvent pour dénoncer le caractère inéquitable de ce contrat toujours en vigueur et la dépendance africaine : aujourd’hui encore, la monnaie des pays de la Zone franc est pour une bonne part contrôlée par le Trésor public français. Pour ces commentateurs, une plus grande autonomie des économies africaines est souhaitable. Mais leurs chefs d’État auront-ils le courage de la réclamer et de s’organiser pour être enfin autonomes ?    

  Le professeur Nicolas Agbohou en mode Gainsbarre… Selon lui, les institutions et les principes de fonctionnement de la Zone franc CFA bloquent le décollage socio-économique et politique de l’Afrique.
Nicolas Agbohou est professeur associé à l’Institut Cheikh Anta Diop de l’Université du Gabon et enseigne les sciences et techniques économiques en France.
Crédit y-voir-plus.ivoire-blog

« Poser la question de la souveraineté financière de l’Afrique serait-il un acte révolutionnaire, dangereux ou anticolonialiste ? Non, il s’agit d’une revendication logique d’égalité entre partenaires de même rang, comme le sont les États africains de la Zone franc et la France. »
L’auteur de ces propos, Dominique Kounkou, docteur en droit international public, avocat inscrit au Barreau de Paris, suggère que « le temps de la monnaie africaine est arrivé ». Dans un livre récent(1) , qu’il a présenté le 23 octobre dernier dans les locaux de l’ambassade de Côte d’Ivoire, il s’étonne que les comptes des pays africains de la zone franc soient gérés encore à l’heure actuelle, et donc contrôlés, par le Trésor français par l’intermédiaire des fameux comptes d’opérations (voir ci-dessous). Une situation de dépendance qui lui semble archaïque et malsaine, même si, apparemment, cette situation résulte d’une convention entre les différents partenaires. La France, dans cette configuration, paraît un peu plus « égale » que les autres…

Pour Dominique Kounkou, « s’il est important pour les Africains de disposer de leur propre monnaie pour asseoir la coupure du cordon ombilical avec la France, cette quête d’identité monétaire ne saurait faire l’économie d’un travail de fond : juridique, politique, économique et sociologique ».

Légende : Lors de la présentation de son livre à l’ambassade de la Côte d’Ivoire.

Photo : JL ML.

Du pacte colonial à la Convention de 1972

La Zone franc regroupe 14 pays d’Afrique sub-saharienne(2) , les Comores et la France. Elle est issue, comme le dit la Banque de France, de « l’évolution de l´ancien empire colonial français et de la volonté commune de ces pays de maintenir un cadre institutionnel qui a contribué à la stabilité du cadre macroéconomique ». En 1959, les pays d’Afrique de l’Ouest s’associent au sein de la BCEAO (Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest). La même année, les pays d’Afrique centrale créent la BCEAEC qui deviendra la BEAC (Banque des États de l’Afrique Centrale). Les principes de la coopération monétaire entre la France et les États membres de la zone franc ont été énoncés dès les années 1960 dans le cadre d’un pacte colonial. Ce pacte a été modifié par la convention de coopération monétaire du 23 novembre 1972 entre les États membres de la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC) et la France d’une part, et par l’accord de coopération du 4 décembre 1973 entre les pays membres de l’Union Monétaire Ouest-africaine (UMOA) et la République française d’autre part.

Les 4 principes de la coopération Zone franc/France

La coopération monétaire entre la France et les pays de la Zone franc est régie par quatre principes fondamentaux :

  • la garantie du Trésor français à la convertibilité en euros des monnaies émises par les trois instituts d´émission de la zone ;
  • la fixité des parités entre l’euro et les francs CFA ;
  • la liberté des transferts au sein de chaque sous-ensemble ;
  • la centralisation des réserves de change. Depuis 1975, ces réserves de change bénéficient également d’une garantie de non-dépréciation.

En contrepartie de cette garantie, les trois banques centrales sont tenues de déposer une partie de leurs réserves de change auprès du Trésor français sur leur compte d’opérations.

Le fonctionnement du compte d’opérations a été formalisé par des conventions entre les autorités françaises et les représentants des banques centrales de la Zone franc. Ils fonctionnent comme des comptes à vue ouverts auprès du Trésor français, sont rémunérés et peuvent, dans des circonstances exceptionnelles, devenir débiteurs.

Lors de l’adoption de l’euro, la monnaie européenne a remplacé le franc comme ancre monétaire des francs CFA et comorien. C’est là un point qui chiffonne Dominique Kounkou, pour qui il y a eu alors rupture unilatérale de contrat : « La perte de la souveraineté monétaire de la France au profit de l’Union européenne pose de nombreuses questions. Imposée de fait aux États africains, elle est anti-conventionnelle. Dans la convention de 1972, il n’est prévu aucune possibilité de monnaie substitutive au franc français ».
Il aura fallu attendre le 20 septembre 2005 pour, en quelque sorte, « régulariser » la situation au moyen d’un avenant réformant la coopération monétaire dans la zone Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA).

Des négociations sous la contrainte

Mais le bât blesse aussi ailleurs, dans « la contrainte exercée par la France puis par l’Union européenne sur les États africains membres de la zone BEAC. C’est la théorie des traités inégaux. Vu la manière dont s’est opéré le passage du franc français à l’euro, on serait tenté de dire que l’Afrique a été obligée de consentir à l’arrimage de sa monnaie à l’euro sous l’empire de la contrainte, comme ce fut le cas dans la période coloniale. Les négociations menées à l’époque le furent dans le contexte des relations entre puissance européennes et chefs de tribus de l’Afrique centrale à qui les Européens montraient des cartes volontairement falsifiées. Ainsi, nous avons été ramenés à la problématique de la contrainte exercée sur les États africains. Traditionnellement, cette contrainte s’exerce par la force armée. Depuis les indépendances, elle est constituée par de la pression politique et économique ».

C’est pourquoi, selon Dominique Kounkou, ces « conventions inégales » devraient être «considérées comme invalides à cause notamment de l’absence de réciprocité réelle dans les prestations et des risques d’atteinte à l’autodétermination que de telles conventions impliquent ». Certains chefs d´État ne veulent plus de cette position monétaire. Le problème est qu´ils n’expriment pas officiellement leur désaccord. Quelques collectifs, des ONG internationales(3)  et des Ivoiriens, se battent aujourd’hui sur cette question de la monnaie.
A l’heure actuelle, ce sont plutôt des personnalités de second rang qui s´expriment officieusement
Ainsi Mamadou Koulibaly, président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire et professeur d’économie. Dans un entretien réalisé pour New African, il fait la critique du système actuel et prône la construction d´une monnaie africaine.

Pour Mamadou Koulibaly, président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire et professeur d’économie, les banques africaines de la Zone franc « n’ont aucun pouvoir et ne sont rien de plus que de gigantesques institutions bureaucratiques qui ne décident pas des politiques monétaires ».

La zone du franc CFA, dit-il, est « une union de coopération monétaire dont les leviers de contrôle se situent à Paris où priment les intérêts de la France. Juste avant que la France n’accède aux demandes d’indépendance des pays africains dans les années 1960, elle a obligé ces États à placer 65% [50 % aujourd’hui, ndlr] de leurs réserves de change sur un compte du Trésor français, après avoir défini un taux de change fixe du franc CFA. Bien que la gestion de cette monnaie ait été confiée à des banques centrales communes [BEAC et BCEAO, ndlr], ces banques n’ont d’africain que le nom. En réalité, elles n’ont aucun pouvoir et ne sont rien de plus que de gigantesques institutions bureaucratiques qui ne décident pas des politiques monétaires ». Pour M. Koulibaly, cette union a apporté à la France « d’immenses avantages en termes de marchés pour ses biens et services. (…) Par exemple, les réserves de change des États de la zone franc sont placées sur un compte commun du Trésor français, mais aucun pays africain n’est capable de dire quelle partie de cet argent durement gagné lui appartient. Seule la France a le privilège d’accéder à ces informations. Et pourtant ces fonds, placés sur des “comptes d’opérations”, génèrent des intérêts à chaque fois que leur montant est supérieur aux besoins d’importation des pays africains concernés».

La réforme de la coopération monétaire France/Zone franc
(selon le Sénat français)

– La réforme des relations avec l’UMOA

A la suite de l´introduction de l´euro, une réforme de la coopération monétaire dans la zone Union monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UMOA) a été conclue par un avenant, signé le 20 septembre 2005, à la convention de compte d´opérations du 4 décembre 1973 entre la France et la Banque centrale des Etats d’Afrique de l´ouest (BCEAO). Les aménagements techniques ont été les suivants :

  • le taux de centralisation obligatoire des avoirs extérieurs nets de la banque centrale sur le compte d’opérations est fixé à 50 %, contre 65 % auparavant ;
  • la gestion de la fraction des avoirs que la BCEAO gère en propre peut être effectuée librement, dans le cadre des dispositions de l’avenant et d’une politique d’investissement et de contrôle des risques mise en place par la BCEAO, conformément à ses dispositions statutaires ;
  • en contrepartie, le solde créditeur du compte d´opérations est assorti d’une rémunération différenciée assise sur les taux de la Banque centrale européenne, selon qu’elle s´applique à la quote-part des avoirs qui doit être conventionnellement centralisée au compte d’opérations, ou au solde excédant cette quote-part ;
  • enfin, la garantie de la valeur des avoirs contre une dépréciation de l’euro est appliquée exclusivement à la quote-part des avoirs obligatoires (soit 50 %).

– La réforme des relations avec la CEMAC

Une réflexion a également été engagée en 2006 dans la CEMAC (Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale) et un avenant à la convention de compte d’opération a été signé en janvier 2007 avec la banque des États de l’Afrique centrale (BEAC). Comme pour l’UMOA, la réforme consiste à abaisser progressivement (en trois étapes, du 1er juillet 2007 au 30 juin 2009) de 65 % à 50 % la quotité des avoirs extérieurs de la BEAC obligatoirement déposés sur le compte d’opérations du Trésor français, et à n’appliquer les avantages consentis sur le solde créditeur en co
pte d´opérations qu’à cette seule quotité.

Dans les deux cas, l’int&eacut
;rêt de cette réforme est de donner une plus grande autonomie à la BCEAO et à la BEAC dans la gestion de leurs avoirs et de leurs réserves de change. En limitant les avantages consentis sur le solde créditeur en compte d’opérations (une rémunération avantageuse et la garantie de change) à la seule quotité obligatoirement déposée, ces réformes permettent également une économie budgétaire substantielle pour les finances publiques, a fortiori dans le contexte actuel de forte hausse des réserves de change des pays de la Zone franc.

En contrepartie, la France s’est engagée à soutenir l´intégration régionale dans la zone. Elle apporte ainsi depuis 2005 un financement annuel de 20 millions d´euros, sous forme d’aide budgétaire globale, au Programme économique régional de l’UMOA. Un engagement comparable a été pris en zone CEMAC et se traduit par un financement de 10 millions d’euros à la commission de la CEMAC en 2008 puis de 20 millions d’euros par an à partir de 2009.

(Source : projet de loi de finances 2009)

Respecter et se faire respecter

Si la Zone franc perdure depuis plus de soixante ans, malgré les effets négatifs qu’elle continue de produire dans pays africains, cela est dû, selon Mamadou Koulibaly, « à l’influence que la France exerce sur les pays d’Afrique francophone, même si les partisans utilisent les arguments suivants pour défendre leur position : garantie monétaire, qui génère un afflux de capitaux, mesures d’austérité limitant le risque d´inflation et permettant de maintenir l´équilibre de la balance extérieure, et crédibilité de la monnaie ».

Les partisans du franc CFA ignoreraient « la répression politique et financière qu’ont exercée les présidents français successifs sur les pays africains qui ont tenté de se retirer de la zone franc. (…) Nous avons été témoins de mesures répressives visant à couper court à toute velléité d’émancipation du système : la protection des intérêts français a engendré récemment des crises au sujet de l’uranium au Niger, de l’or au Mali, du pétrole au Tchad, des matières premières et du transfert des actions d’entreprises du service public en Côte d’Ivoire, auxquelles sont à ajouter d’autres crises au Rwanda, en République démocratique du Congo et au Sénégal ».

Pour le parlementaire ivoirien, M. Koulibaly, le CFA doit acquérir une autonomie, se libérer du « joug colonial : il suffit que nous décidions de nous choisir nos politiques et d’en assumer la responsabilité. La liberté n’a de sens que si elle est assortie de responsabilité ». De son côté, Dominique Kounkou met l’accent sur la responsabilité des élites africaines : «La Zone [franc] a fait ses preuves, malgré l’économie de traité inégal qui l’a fait naître. Elle est maintenant un modèle qui peut servir à la mise en place d’une monnaie africaine. Savoir faire prospérer cet héritage qui a façonné les pays d’Afrique centrale est une haute responsabilité dont on ne peut pas se dédouaner en accusant toujours le colonisateur. Le défi actuel de l’Africain est de se positionner en acteur responsable et capable de négocier pour ses propres intérêts en respectant ses partenaires et en se faisant respecter par les acteurs du monde».

CFA signifiait entre 1945 et 1958 colonies françaises d´Afrique, puis après la décolonisation communauté française d´Afrique. Le franc CFA sera-t-il un jour réellement franc de la communauté financière d´Afrique ?

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(1) D. Kounkou, Monnaie africaine – La question de la zone franc en Afrique centrale, L’Harmattan, Paris, 2008.

(2) En Afrique de l´Ouest : le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d´Ivoire, la Guinée Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. En Afrique centrale : le Cameroun, la République centrafricaine, le Congo, le Gabon, la Guinée Équatoriale et le Tchad.

(3) Comme le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM) ou le Centre national de coopération au développement (CNCD).

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