Les mathématiques peuvent-elles avoir une dimension mystique ?

La science la plus abstraite de toutes a parfois des connexions très concrètes avec la sensibilité des hommes  de chair qui l’édifient. Dans “Au Nom de l’INFINI”, les auteurs (MM. Kantor et Graham, Belin, 2010) racontent l’étonnante histoire vraie du mysticisme religieux et de la création mathématique au début du siècle dernier.


Les Philosophes, portraits de
S. Bulgakov et P. Florensky,
par M. V. Nesterov (1917).

Les débuts de la fameuse école mathématique de Moscou, dans les premières années du XXe siècle, mettent en scène, tout particulièrement, des savants russes et français, à la fois stimulés et opposés par leurs approches respectives.

Tout commence avec la théorie des ensembles développée en 1873 par le mathématicien allemand Georg Cantor. Son approche engendrait tellement de contradictions et de paradoxes (p. ex., il existe des infinis « plus grands que d’autres ») qu’elle figea durablement les esprits.

D’un côté, les Français, dubitatifs, restaient fidèles à leur rationalisme et à leurs préjugés cartésiens. De l´autre côté, les Russes étaient stimulés par une approche plus intuitive. Or, en 1913, des moines du Mont-Athos (Grèce), adeptes de « l´hérésie » orthodoxe de l’Adoration du Nom, étaient arrêtés et exilés dans les campagnes russes. Ils adoraient le Nom de Dieu, atteignant l’extase mystique en répétant sans cesse : « Le Nom de Dieu est Dieu ! ».

Les mathématiciens russes de l’École de Moscou, aux prises avec les infinis de la théorie des ensembles, trouvèrent dans l’Adoration du Nom un encouragement à croire à l’existence de ces nouveaux infinis mathématiques.

Parmi eux, Pavel Florensky, Dmitri Egorov et Nikolaï Luzin prolongèrent ainsi les travaux de leurs confrères français, Émile Borel, René Baire et Henri Lebesgue qui « avaient défriché le sujet, mais l’avaient abandonné, minés par le doute, les paradoxes de la théorie des ensembles, un trop grand scepticisme et des querelles personnelles ».

“Nommer” est un acte créatif

Le livre explore comment une hérésie a puissamment contribué à enfanter un nouveau domaine des mathématiques, en relatant une véritable saga de la pensée au travers des miasmes de la répression communiste et des querelles de chapelle, à la fois scientifiques et philosophiques.

Pour les Russes, contrairement aux Français, science, philosophie, religion et idéologie : tout est lié. Le savoir est un tout unique, aux parties imbriquées et reliées entre elles : « L’idée que « nommer » est un acte créatif a une longue histoire dans la pensée religieuse et mythologique. (…) Une connivence linguistique existait entre les dissidents religieux russes qui soulignaient l’importance de nommer Jésus et Dieu et les mathématiciens moscovites qui baptisaient de nouveaux ensembles. (…) Florensky pensait que la religion et les mathématiques allaient dans la même direction. »

Gödel, un génie entre logique et « folie »

Le lien entre science et foi est souvent combattu avec force par les rationalistes. Or cette tension entre ces deux extrêmes de la pensée est très fréquente dans l’histoire des mathématiques où l’on trouve « beaucoup plus d’anecdotes sur la folie que dans celle d’aucune autre discipline », écrit Pierre Cassou-Noguès dans son livre « Les Démons de Gödel ; logique et folie », Le Seuil, 2007.

Gödel en est une merveilleuse illustration. Le « découvreur de la vérité mathématique la plus significative du siècle » passé fut l’une des figures les plus marquantes de l’histoire de la logique. Son fameux théorème d’incomplétude a définitivement marqué autant l’histoire de la logique mathématique que celle de la philosophie. C’est « peut-être [même] la première proposition rigoureusement prouvée d’un concept philosophique », avait-il affirmé. 

Et pourtant, Gödel est mort « fou ». Fou entre guillemets car sa folie avait, pour certaines de ses expressions, une base tout à fait rationnelle. Elle découlait même, d’une certaine façon, de ses découvertes. Et c’est tout l’honneur du livre de que de nous inviter à suivre l’extraordinaire aventure intellectuelle de ce savant né en 1906 en Tchéquie, et mort aux Etats-Unis à l’âge de 73 ans. Il avait alors cessé peu à peu de s’alimenter, craignant d’être empoisonné, et ne pesait que 31 kg.

 Chercheur passionné de vérité, Gödel voulait obtenir une vue de l’univers absolument rationnelle. Rationnelle et pas seulement logique, car, pour lui, « le rationalisme ne doit pas faire seulement intervenir des concepts logiques ». D’où la nécessité de faire appel à une autre dimension qui échappe à la logique mais est indispensable pour la justifier. Une autre dimension que le mathématicien nommait « Dieu », « démons », « fantômes » ou « anges »…

Luzin et ses condisciples avaient créé la théorie descriptive des ensembles, domaine de recherche très actif, encore aujourd’hui. Ils avaient aussi créé l’école mathématique de Moscou, dont les représentants (souvent athées) ont brillamment illuminé les mathématiques du XXe siècle.

Au delà de la question de savoir s´il y a ou non effectivement un lien entre philosophie et mathématiques, entre rationalisme et subjectivisme, question toujours controversée, les auteurs concluent : « Cette comparaison des attitudes française et russe quant à la théorie des ensembles illustre une intéressante facette de la création scientifique : quand la science devient trop rigoriste, trop rationnelle, les élans de l’imagination en sont freinés ».

>> Si l´histoire racontée dans ce livre est passionnante, sa rédaction aurait mérité un peu plus de rigueur et, notamment, moins de digressions sans rapport avec le sujet. De même, le béotien que je suis est facilement largué quand sont abordés les enjeux des controverses mathématiques. J´aurais apprécié un effort plus grand de pédagogie…

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