Sociologie

La lutte antisecte en France vue comme une lutte de l’État pour conserver son « pouvoir symbolique »

Dans son ouvrage "Raison d'État. Histoire de la lutte contre les sectes en France" (La Découverte), le chercheur en sociologie Étienne Ollion montre que la politique française de lutte contre les sectes peut être analysée comme la volonté par l’État de faire respecter les normes rationnelles qu’il a définies et qu’il régule dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la vie en société.

Étienne Ollion.

Il est très rare qu’un scientifique ose s’aventurer sur le terrain hypersensible de l’analyse de la politique antisecte française. Comme le dit Étienne Ollion dans son dernier ouvrage, « l’identité de sociologue [n’est] pas la plus valorisée parmi les opposants aux sectes. J’avais noté que les différents chercheurs en sciences sociales des religions étaient, dans les médias, relativement critiques à leur égard. Je n’avais par contre pas saisi l’ampleur des rancœurs de chaque côté. Pour de nombreuses personnes dans les associations [antisectes], il y a en effet deux ennemis : les sectes, et leurs défenseurs. Et, parmi ces derniers, les sociologues étaient bien représentés ».

A tel point que « membres d’associations ou responsables des pouvoirs publics, tous considéraient les sociologues comme des compagnons de route des sectes, dont il fallait se défier. (…) C’est là une des propriétés des terrains clivés : on y trouve deux camps bien distincts, entre lesquels il n’existe pas de position médiane. Toute tentative de prise de distance par rapport à l’un des pôles est alors immédiatement interprétée comme une prise de position en faveur de l’autre ».

Historien

Si Étienne Ollion a pu mener à bien, malgré cela, son enquête auprès des parties en lice, c’est parce qu’il a pris soin de se présenter au début comme « historien » : sans cela, « il est probable que je n’aurais pas pu commencer tout simplement ». Il ne précise pas dans son livre s’il a dévoilé par la suite sa véritable identité.

Le fait est que le résultat de son travail est instructif. Il permet de prendre un peu de hauteur par rapport aux polémiques habituelles sur la question.

Précision importante donnée par le chercheur, précision que nous partageons : « Afin d’éviter d’alourdir le texte, le terme de secte est utilisé tout au long de ce texte sans guillemets, quand bien même la réalité est justement l’objet de débats, qui traversent tout l’ouvrage ».

L’attention d’Étienne Ollion s’est portée non seulement sur le « fonctionnement concret » de l’État, mais sur son « pouvoir symbolique » (Bourdieu), sur « sa capacité d’imposition sur les manières de voir des individus qu’il gouverne. Le caractère structurant des l’action des pouvoirs publics sur les subjectivités individuelles est ici un élément central ». Il agit « de manière durable [sur] les normes de bonne conduite » dans la société.

Éducation, santé, vie en société

« Éducation, santé, vie en société : tous ces aspects font en France l’objet d’une prise en charge particulièrement active de la part des pouvoirs publics. Ainsi, « plutôt que des frontières religieuses, c’est parce que ces groupes [ces sectes] avaient en commun de transgresser des normes d’État, établies de longue date et régulièrement répétées par des pouvoirs publics aux importantes capacités de diffusion, qu’ils se sont vus accusés de sectarisme en France – et moins dans d’autres pays. (…) Plutôt que comme une controverse sur les bonnes formes de religion, la “lutte contre les sectes” gagne donc à être pensée comme une controverse autour des bonnes pratiques de soi, ces normes relatives au comportement individuel et à la vie en société. Or ces normes sont, en France, largement façonnées par l’État, qui dessine les contours de ce qui est souhaitable et de ce qui ne l’est pas. Lutte pour la raison selon ses partisans, la lutte contre les sectes est en fait un combat pour une raison cautionnée par l’État ».

D’où le titre, à double sens, de l’ouvrage.

Le chercheur prend pour exemple la notion d’« emprise », « si souvent mobilisée quand on parle de secte. Depuis les années 1970, ce terme s’est imposé pour parler des groupes accusés de sectarisme. Le concept a été tellement utilisé qu’il est devenu quasi-synonyme de terme de secte lui-même. (…) Sans même entrer dans les débats relatifs à la réalité de l’emprise, il apparaît clairement que ce qui se joue dans l’accusation sectarisme, c’est la possibilité que certains comportements puissent être désirés (nous soulignons). Considérés comme insensés et fruits d’une nécessaire manipulation pour certains, ils sont certes atypiques mais compréhensibles pour d’autres. En creux, ce que dessinent les controverses autour de l’emprise (et des sectes), ce ne sont donc rien d’autre que les frontières entre ce qui est acceptable et ce qu’il ne l’est pas – pour une personne ou dans une société donné ».

Obsession

L’ouvrage d’Étienne Ollion montre effectivement comment le problème sectaire, longtemps porté dans l’indifférence générale par l’Église et des associations familiales, n’est devenu prégnant dans la société française qu’à partir du moment où l’État a pris les choses en mains, jusqu’à ce que la question soit devenue pour lui une « obsession ». Il a mis en place un puissant dispositif législatif, administratif, répressif et de communication que seule la réprobation internationale a réussi à freiner.

L’État a alors modifié ses modalités d’intervention, les rendant plus discrètes, en donnant aux associations les moyens financiers et législatifs nécessaires pour faire le travail qu’il ne pouvait plus politiquement assumer : « Tout se passe comme si les pouvoirs publics avaient cherché à organiser une diversité des oppositions [aux sectes] qui leur permettait de se dégager d’une activité à la légitimité de plus en plus contestée. Cette diversité organisée a en retour eu une fonction de validation de l’action publique, puisqu’elle permettait de cautionner [cette] action publique par une « demande sociale » elle-même largement organisée par l’intérêt qui est suscité par le sujet, comme par la présence d’associations demandeuses qui ne pourraient être si audibles sans les nombreuses subventions publiques ».
La boucle ainsi bouclée rend « relativement improbable une remise en cause frontale du dispositif français. [Et] la méfiance vis-à-vis des personnes ou des groupes qui promeuvent des normes alternatives dans les domaines de l’éducation, de la santé ou de la vie en société risque de se poursuivre ».

> Étienne Ollion, spécialiste de sociologie politique, est chercheur au laboratoire Sage, CNRS, université de Strasbourg.

> Raison d’État. Histoire de la lutte contre les sectes en France, La Découverte, Paris, 2017, 272 p.

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4 commentaires pour cet article

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  2. Vous dites : « Il est très rare qu’un scientifique ose s’aventurer sur le terrain hypersensible de l’analyse de la politique antisecte française ». Je pense qu’il aurait été utile de mentionner les importants (et pourtant incontournables) travaux du Pr Anne Morelli (Université Libre de Bruxelles) sur le sujet et depuis des décennies.

    De plus, l’auteur du livre ne semble pas les connaître, car sinon il n’aurait pas pu faire un distinguo dogmatique (ascientifique) entre l’Eglise et une secte (ce qu’induit aussi péremptoirement votre article). De ce fait, la portée réellement scientifique est faussée et l’utilité réelle de son livre paraît très limitée !

    Extrait de mon livre (Quand les thérapeutes dérapent) :

    “il n’y a guère de différence entre secte et Église reconnue, comme l’ont démontré notamment les travaux du Pr Anne Morelli :
    « […] il n’y a pas d’autre différence que le regard que pose la société et ses médias sur tel ou tel groupuscule, mouvement, Église. Toutes deux procèdent du même phénomène humain, la croyance en une certaine forme d’irrationnel » (1)
    Il faudrait donc se garder de diaboliser les mouvements religieux dès lors qu’ils sont marginaux, vu l’effet pervers qui conduirait à occulter les dérives particulières aux Églises en place.

    Comme le fait encore remarquer le Pr Anne Morelli dans le livre cité, « les sectes ne sont encore en matière de “nocivité” que de pâles amateurs à côté des grandes multinationales des religions, dont les morts sont à comptabiliser par millions »(2).
    Un exemple récent de faits de « nocivité » est constitué par les cas surnuméraires de pratique pédophile dans l’Église catholique”

    (1) Extrait d’un article qui renvoie à sa « Lettre ouverte à la secte des adversaires des sectes », éditions Labor, Bruxelles 1997,
    (http://atheisme.free.fr/Atheisme/Bibliographie_morelli.htm ). Professeur à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), Anne Morelli est spécialisée dans l’histoire des religions et des minorités. Docteur en histoire, elle est directrice adjointe du Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité de l’ULB.
    (2) http://atheisme.free.fr/Citations/Morelli.htm .

  3. Tout comme les dispositions de l’état d’urgence, déclaré pour lutter contre les meurtres de masse de l’islamisme, ont été très rapidement dévoyées par le précédent gouvernement pour mettre au pas toute contestation écologiste ou sociale un peu sérieuse, la législation antisecte peut être facilement utilisée pour contourner la règle qui veut que la liberté de conscience soit un droit pour chacun ainsi que celui pour tout individu de se soigner lui et ses enfants comme il l’entend.
    Cette fixation sur les sectes est l’outil rêvé pour ses zélotes d’imposer à tous les croyances et paradigmes véhiculés par le scientisme matérialiste qui réduit in fine les êtres vivant à des machines dont il revendique le droit exclusif de dire ce qui est bon pour eux.

    Après la salutaire séparation de l’église et de l’état conquise par nos aïeux, il est temps de réclamer la séparation de l’état et la science. Cela ne signifie pas que la religion et la démarche scientifique sont à bannir des esprits, bien au contraire, mais qu’aucune forme dominante de religion ou de conception de ce qu’est la science ne doit prévaloir et que religion et science doivent pouvoir être discutées et acceptées ou rejetes par n’importe quel citoyen sur la seule base de son jugement. A bas le pouvoir de tout clergé qu’il soit religieux ou scientiste.